« Dimanche prochain, les citoyens européens pourront changer l’Europe en portant Martin Schulz à la tête de la Commission. C’est en tout cas ce que proclament fièrement les professions de foi des candidats socialistes, en oubliant un peu vite qu’ils sont déjà au pouvoir en France. Alors, va-t-on vraiment changer l’Europe dimanche ? Disons que cette élection contient en elle un potentiel de changement et de transformation qui est sans doute plus important que toutes les élections européennes précédentes. Pour la première fois, le vote aura peut-être un impact direct sur le choix du président de la Commission.
Si les listes socialistes arrivent clairement en tête, alors les chefs d’Etat n’auront d’autre choix que de proposer Martin Schulz pour approbation par le Parlement européen. A l’inverse, si les listes de droite et de centre droit dominent nettement, ils désigneront Jean-Claude Juncker. Schulz, social-démocrate solide et sincère, face à Juncker, ex-dirigeant inamovible du Luxembourg, paradis fiscal niché au cœur de l’Europe, et qui bloque depuis des années toute tentative pour mettre en place les transmissions automatiques d’information bancaire. Le choix est dans le fond assez simple, et mérite amplement que l’on se déplace dimanche, sauf si vous avez vraiment des choses très importantes à faire.
Pour autant, il faudra bien plus qu’un vote pour Schulz pour changer l’Europe. Le bilan de la gestion de la crise est calamiteux : en 2013-2014, la croissance est quasi nulle en zone euro, alors qu’elle est nettement repartie aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Pourquoi avons-nous transformé une crise de la dette publique, qui au départ de l’action était tout aussi élevée outre-Atlantique et outre-Manche, en une crise de défiance envers la zone euro, qui risque fort de nous enfermer dans une longue stagnation ? Parce que nos institutions communes sont défaillantes. Pour renouer avec la croissance et le progrès social en Europe, elles doivent être fondamentalement repensées. C’est le sens du Manifeste pour une union politique de l’euro, qui est maintenant traduit et publié dans 6 langues européennes (1). L’idée centrale est simple. Une monnaie unique avec 18 dettes publiques différentes sur lesquelles les marchés peuvent librement spéculer, et 18 systèmes fiscaux et sociaux en concurrence débridée les uns avec les autres, cela ne marche pas, et cela ne marchera jamais. Les pays de la zone euro ont fait le choix de partager leur souveraineté monétaire, et donc de renoncer à l’arme de la dévaluation unilatérale, sans pour autant se doter de nouveaux instruments économiques, sociaux, fiscaux et budgétaires communs. Cet entre-deux est la pire des situations.
Et quelle que soit la bonne volonté de Martin Schulz, quelle que soit la majorité dont il disposera au Parlement européen, il fera face aux blocages entraînés par la toute-puissance du Conseil des chefs d’Etat et des ministres. Pour sortir de la règle de l’unanimité, il faut instituer une véritable Chambre parlementaire de la zone euro, où chaque pays pourrait être représenté par des députés représentatifs de toutes les tendances politiques, et non par une seule personne. Faute de quoi l’inertie continuera : celle-là même qui fait qu’il nous aura fallu attendre les sanctions américaines contre les banques suisses pour faire quelques progrès sur la transparence financière en Europe ; celle-là même qui nous pousse à réduire sans cesse davantage l’impôt sur les sociétés, et de permettre aux grandes multinationales de ne payer aucun impôt nulle part. Pour illustrer les graves dysfonctionnements des institutions européennes actuelles, on pourrait aussi citer la lamentable ponction proportionnelle sur les dépôts chypriotes, votée à l’unanimité dans l’opacité du Conseil des ministres des finances en mars 2013, avant que l’on ne se rende compte que personne n’était prêt à la défendre. Si une nouvelle crise se produit à une échelle plus vaste, on peut s’attendre au pire. Clamer que l’opinion n’aime pas l’Europe actuelle, et en conclure qu’il ne faut rien changer d’essentiel à son fonctionnement, est une incohérence coupable. Les traités sont réformés en permanence, et le seront encore à l’avenir. Plutôt que d’attendre les bras ballants les futures propositions d’Angela Merkel, mieux vaut s’y préparer et proposer une véritable démocratisation de l’Europe.
Pour changer l’Europe, il faudra également prendre à bras-le-corps la question du traité euro-américain. L’Union européenne et les Etats-Unis représentent la moitié du PIB mondial. Leur responsabilité, et l’attente de leurs opinions, ne peuvent se réduire à la libéralisation des échanges commerciaux. En s’appuyant sur le Parlement européen et les parlements nationaux, il est possible d’imposer dans ce traité le développement de normes exigeantes sur le plan social, environnemental et fiscal. L’UE et les Etats-Unis ont la surface nécessaire pour imposer à leurs entreprises et aux paradis fiscaux de nouvelles règles : une assiette consolidée de l’impôt sur les sociétés, un registre mondial – ou au moins euro-américain – des titres financiers. Dans ce mouvement, Martin Schulz peut jouer un rôle central. Alors rêvons un peu, et votons. »
Thomas Piketty est directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris