L’économiste appelle, dans sa chronique, à la constitution d’un noyau dur de pays prêts à investir dans l’avenir grâce à des impôts communs sur les profits et sur les plus hauts revenus, patrimoines et émissions carbone.
Revenons en arrière. A ses débuts, l’intégration européenne puisa une partie de son inspiration dans les idées fédérales conservatrices et ordolibérales chères à Hayek et à l’école de Fribourg, avec à la clé une forme de constitutionnalisation rigide des principes du libre-échange et de la concurrence. Après le pouvoir étatique sans limite et la démesure dévastatrice du fascisme, du bolchevisme et du nazisme, il s’agissait d’encadrer la souveraineté nationale et de favoriser la reconstruction de l’Europe sur la base des échanges économiques, sans qu’une nouvelle majorité politique puisse subitement y mettre fin. Le souvenir des années 1930, où la démocratie électorale avait montré ses limites, et où la rupture des échanges entre pays avait aggravé la crise et plongé le monde vers l’abîme, était encore cuisant.
Sacralisation des marchés financiers
Il ne faut pas forcer le trait : l’intégration européenne a toujours combiné de multiples inspirations, au sein de compromis instables, de bifurcations inachevées et d’une multiplicité de trajectoires possibles. Il en ira de même à l’avenir : l’Union européenne n’est pas un produit fini, loin s’en faut. Entre 1950 et 1980, l’Europe s’est également appuyée sur des formes pragmatiques de planification industrielle, de crédit dirigé et de contrôle des flux de capitaux. C’est dans ce contexte que la France, l’Allemagne et leurs voisins ont pu bâtir de puissants Etats sociaux, avec à la clé des investissements collectifs considérables dans l’éducation, la santé, le logement, les infrastructures et la protection sociale, démontrant ainsi à la face du monde qu’il est non seulement possible, mais indispensable, de combiner prospérité économique et socialisation des richesses, respect des droits individuels et forte capacité étatique, sous le contrôle des électeurs et des citoyens.
Puis le mouvement vers le libre-échange et la libre circulation des capitaux s’est accéléré dans les années 1980-1990, culminant en 1992 avec le traité de Maastricht. Les socialistes français jouèrent un rôle essentiel, en troquant avec les démocrates chrétiens allemands la dérégulation des flux de capitaux contre la monnaie unique. Le pari était que le jeu en valait la chandelle, au sens où la mise en commun de la politique monétaire, avec une Banque centrale européenne prenant ses décisions à la majorité et pouvant donc faire fi d’un veto allemand, permettrait à terme de se donner de nouveaux espaces de souveraineté partagée.
Le pari a été en partie tenu : sans l’action de la BCE après les crises de 2008 et de 2020, il est possible que les pays européens se seraient déchirés dans des jeux stériles de dévaluation compétitive et dans l’impuissance collective face aux marchés. Le problème est que l’on ne peut pas tout régler avec la monnaie (comme le montre l’inflation actuelle) et que l’on a été, dans le même temps, beaucoup trop loin dans la sacralisation des marchés financiers et de la concurrence, y compris dans le transport et l’énergie, avec les conséquences néfastes que l’on voit aujourd’hui. Le tout dans un contexte où la compétition chinoise et mondiale a changé d’échelle, si bien que le libre-échange débridé a fortement aggravé les délocalisations industrielles et le sentiment d’abandon.
Mesures sociales fédérales
A quoi pourrait ressembler un fédéralisme du mieux-disant social ? Quelques éléments de réponse sont apportés par le Manifeste pour la démocratisation de l’Europe. Les pays qui le souhaitent pourraient mettre en place une Assemblée européenne issue de leurs parlements nationaux et compétente pour adopter un budget d’investissement dans l’avenir (environnement, formation, cohésion sociale) financé par des impôts communs sur les profits et sur les plus hauts revenus, patrimoines et émissions carbone. Cela n’enlèverait rien à la souveraineté de chaque pays, qui, en attendant l’adoption de ces mesures sociales fédérales, pourrait imposer des conditions à ses partenaires pour se protéger contre la concurrence déloyale et le dumping social, fiscal et environnemental.
Toute la difficulté est de parvenir à développer au sein de l’UE un noyau dur reposant sur de tels principes, sans déstabiliser l’ensemble. La tâche est surmontable, en s’appuyant sur l’Assemblée parlementaire franco-allemande créée en 2019 et en lui confiant de réels pouvoirs, tout en l’ouvrant aux autres pays. Un tel noyau dur formerait l’embryon d’une future Union parlementaire européenne (UPE), qui à terme pourrait rassembler les vingt-sept pays de l’UE, ou peut-être même un jour les quarante-trois pays réunis cette semaine pour le lancement de la Communauté politique européenne (CPE).
Il reste que l’urgence actuelle est la constitution d’un noyau dur et non d’une nouvelle coquille vide. Face aux crises qui s’annoncent, en particulier le nouveau plan de relance qu’il faudra adopter au niveau européen et les mesures fiscales douloureuses qui devront être prises pour faire face à la dette et à la remontée des taux d’intérêt, il serait illusoire de s’imaginer que l’UE pourra faire face à la situation avec la règle de l’unanimité. Seul un petit nombre de pays sera à même de prendre les devants. Raison de plus pour s’y atteler dès maintenant.
Thomas Piketty est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris