Le conseil en relations sociales Eric Ferrères estime, dans une tribune au « Monde », que les sociétés ne peuvent ignorer plus longtemps qu’il ne peut y avoir de développement économique sans développement social : « Inefficace, irréaliste, idéologique, politisé, trop divisé, éloigné des salariés », au fil des sondages, le syndicalisme est toujours autant décrié. Ajoutez les rapports, les dispositions législatives ou les lancinants discours sur la nécessité de faire monter en compétence « ces syndicalistes qui ne comprennent rien aux enjeux stratégiques et économiques » des entreprises.Saupoudrez un soupçon de message subliminal aux jeunes salariés (cadres en particulier) sur la relative (mais bien réelle, selon l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales) incompatibilité entre déroulement de carrière et engagement de représentant du personnel… Vous aurez la recette d’un affaiblissement préoccupant du fait syndical qui, même si cela paraît contre-intuitif, augure d’un sombre avenir pour le monde de l’entreprise.
La persistance d’un faible taux de syndicalisation (90 % des salariés ne sont pas syndiqués) et le difficile renouvellement des militants (entre 1983 et 2013, la part des plus de 50 ans a augmenté de 18 points parmi les syndiqués, contre 7 points parmi les salariés) sont les symptômes de cette crise. Les pratiques, les fonctionnements, les postures (autant la contestation stérile que l’accompagnement docile), mais aussi l’institutionnalisation des syndicats, par le biais de la gestion d’organismes paritaires soutiens financiers des organisations, ont mis à mal leur légitimité, qui se concevait à partir de la construction d’un rapport de force fondé sur un effectif d’adhérents et de militants mobilisables dans l’entreprise.
Transformation du tissu productif
Certes, la désaffection à l’égard des syndicats s’inscrit dans un contexte plus général d’affaiblissement des grandes « institutions d’engagement » tels les partis politiques. Mais dans le cas des syndicats, le modèle classique de l’engagement militant a été ébranlé par la transformation du tissu productif et du salariat. Cet affaiblissement porte en lui le risque de voir les salariés perdre toute représentation collective dans l’entreprise, mais c’est aussi une mauvaise nouvelle pour les entreprises.
En effet, si d’aucuns dans la canopée du monde de l’entreprise demeurent obnubilés par l’épaisseur du code du travail, la question à laquelle sont confrontées au quotidien les entreprises, et singulièrement la ligne managériale, est celle de l’action collective de production et d’une (con)quête de sens du travail. La réponse à cette double interrogation ne peut être obtenue qu’en tenant compte de la légitimité des intérêts divergents et en acceptant l’invention d’un intérêt commun.
Besoin d’un « contre-pouvoir »
« Pour être performante, l’entreprise doit découvrir sa manière sociale particulière de mobiliser, relier et associer ses membres dans une série d’efforts collectifs dont dépendra, en fin de compte, sa capacité d’action et de réactivité », écrivaient les sociologues Françoise Piotet et Renaud Sainsaulieu dans Méthodes pour une sociologie de l’entreprise (Presses de Sciences Po, 1994).
Trop souvent, cette crise du syndicalisme se lit de manière autonome en imputant aux seuls syndicats les causes de leur faiblesse. Ils ont certes leur responsabilité, mais cette crise oblige à réfléchir aux difficultés des entreprises à prendre en compte la divergence des intérêts. Elle est révélatrice de l’incapacité à penser un ordre négocié localement et non imposé.
Les entreprises ne peuvent ignorer plus longtemps qu’il ne peut y avoir de développement économique sans développement social. Elles ont besoin d’un « contre-pouvoir » construit sur une représentation collective forte et légitime. Cela passe par la reconnaissance de l’acteur syndical comme porteur d’une vision de l’intérêt commun, supposant sa compréhension et son intégration dans le cadre d’une « codétermination » à inventer. Ce n’est qu’à ce prix, et en suscitant, en valorisant l’engagement syndical que nous assisterons à un renforcement du dialogue social.
Eric Ferrères (Conseil en relations sociales, ancien syndicaliste)