Dans un entretien au « Monde », le philosophe allemand analyse les ressorts éthiques et politiques de la crise sanitaire mondiale provoquée par la pandémie de Covid-19 et exhorte l’Union européenne à aider les pays membres les plus touchés.
Né en 1929, Jürgen Habermas est considéré comme l’un des philosophes les plus importants de notre temps. Représentant de la deuxième génération de l’école de Francfort, il vient de publier en Allemagne une immense histoire de la philosophie en deux volumes (à paraître aux éditions Gallimard en 2022). Européen convaincu, auteur notamment de La Constitution de l’Europe (Gallimard, 2012) et de L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? (Gallimard 2015), il explique pourquoi l’Europe doit aider les pays membres très endettés et structurellement plus faibles qui, comme l’Italie et l’Espagne, sont particulièrement touchés par la pandémie de Covid-19.
Que révèle, selon vous, d’un point de vue éthique, philosophique et politique, cette crise sanitaire mondiale ?
D’un point de vue philosophique, je remarque que la pandémie impose aujourd’hui, dans le même temps et à tous, une poussée réflexive qui, jusqu’à présent, était l’affaire des experts : il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir. Aujourd’hui, tous les citoyens apprennent comment leurs gouvernements doivent prendre des décisions dans la nette conscience des limites du savoir des virologues qui les conseillent. La scène où se déroule une action politique plongée dans l’incertitude aura rarement été éclairée d’une lumière aussi crue. Peut-être cette expérience pour le moins inhabituelle laissera-t-elle des traces dans la conscience publique.
Mais quels sont les défis éthiques auxquels nous confronte cette crise sanitaire ?
Je vois avant tout deux situations susceptibles de porter atteinte à l’intangibilité de la dignité humaine, cette intangibilité que la loi fondamentale allemande garantit dans son article premier et qu’elle explique ainsi dans son article 2 : « Chacun a droit à la vie et à l’intégrité physique.» La première situation a trait à ce que l’on appelle le « tri » ; la seconde au choix du moment approprié pour lever le confinement.
Le danger que représente la saturation des unités de soins intensifs de nos hôpitaux – un péril que craignent nos pays et qui est déjà devenu réalité en Italie – évoque des scénarios de médecine de catastrophe, qui ne se produisent que lors de guerres. Lorsque des patients y sont admis en trop grand nombre pour pouvoir être traités comme il conviendrait, le médecin se voit inéluctablement contraint de prendre une décision tragique car dans tous les cas immorale. C’est ainsi que naît la tentation d’enfreindre le principe d’une stricte égalité de traitement sans considération pour le statut social, l’origine, l’âge, etc., la tentation de favoriser, par exemple, les plus jeunes aux dépens des plus âgés. Et quand bien même des personnes âgées consentiraient d’elles-mêmes à un geste moralement admirable d’oubli de soi, quel médecin pourrait se permettre de « comparer » la « valeur » d’une vie humaine avec la « valeur » d’une autre et s’ériger ainsi en une instance ayant droit de vie et de mort ?
Le langage de la « valeur », emprunté à la sphère de l’économie, incite à une quantification qui est menée en adoptant la perspective de l’observateur. Mais l’autonomie d’une personne ne peut être traitée ainsi : elle ne peut être prise en considération qu’en adoptant une autre perspective, en se positionnant vis-à-vis de cette personne. En revanche, la déontologie médicale se montre conforme à la Constitution et satisfait au principe voulant qu’il n’y a pas à « choisir » une vie humaine contre une autre. Elle dicte en effet au médecin, dans des situations qui n’autorisent que des décisions tragiques, de s’orienter exclusivement sur la base d’indices médicaux laissant penser que le traitement clinique en question a de grandes chances de succès.
Et quelle est l’autre situation ?
Avec la décision portant sur le moment approprié de mettre fin au confinement, la protection de la vie, qui s’impose non seulement sur le plan moral mais aussi sur le plan juridique, peut se retrouver en conflit avec, mettons, des logiques de calcul utilitaristes. Les hommes et les femmes politiques, lorsqu’il s’agit d’arbitrer entre, d’un côté, des dommages économiques ou sociaux et, d’un autre, des morts susceptibles d’être évitées, doivent résister à la « tentation utilitariste » : doit-on être prêt à risquer une « saturation » du système de santé, et donc des taux de mortalité plus élevés, pour redonner de l’essor à l’économie et atténuer ainsi le désastre social d’une crise économique ? Les droits fondamentaux interdisent aux institutions étatiques toute décision qui s’accommode de la mort de personnes physiques.
Ne risque-t-on pas de transformer l’état d’exception en règle démocratique ?
La restriction d’un grand nombre de droits de liberté importants doit naturellement rester de l’ordre de l’exception à durée très déterminée. Mais cette exception, comme j’ai tenté de le montrer, est elle-même exigée par la protection, prioritaire, du droit fondamental à la vie et à l’intégrité physique. En France et en Allemagne, il n’existe aucune raison de douter de la fidélité à la Constitution des personnels dirigeants. Que le premier ministre de la Hongrie Viktor Orban profite de la crise sanitaire pour museler définitivement son opposition s’explique par l’évolution de longue date autoritaire du régime hongrois, à laquelle le Conseil européen et, surtout, les démocrates-chrétiens européens ont assisté avec, disons, magnanimité.
Pourquoi l’Europe rejette-t-elle l’idée de créer un « fonds corona », garanti par l’ensemble des Vingt-Sept, qui permettrait d’assumer collectivement l’écrasante charge financière de la crise ?
Vous touchez là à une question d’une actualité immédiate qui met en jeu l’existence même de l’union monétaire. Les pays membres très endettés et structurellement plus faibles qui, comme l’Italie et l’Espagne, sont particulièrement touchés par la crise, et sans en être le moins du monde responsables, doivent être aidés par les autres Etats membres si nous voulons, face à la pression spéculative des marchés financiers, sauver l’euro et donc le noyau dur de l’Union européenne. Et il fait peu de doutes que seule l’introduction de « coronabonds », prônée également par la France, peut permettre à cet égard une protection efficace. Ces emprunts garantis sur le temps long par l’ensemble des Etats membres de la zone euro sont les seuls à même d’assurer aux pays du Sud un accès aux marchés des capitaux.
Je ne vois pas d’autre solution alternative, aussi secourable sur la durée, à cette proposition. En tout cas, les manœuvres d’évitement du ministre des finances allemand – auxquelles son collègue français ne devrait en aucun cas consentir – ne sont pas à la hauteur de la situation.
« A quoi sert donc l’Union européenne, si elle ne montre pas en ces temps de coronavirus que les Européens serrent les rangs et luttent ensemble pour un avenir commun ? », écrivez-vous dans une tribune collective publiée dans « Le Monde » et « Die Zeit », le 2 avril.
Mes amis et moi-même avons posé cette question à l’intention de notre gouvernement, à l’intention de notre chancelière Angela Merkel et de notre ministre des finances Olaf Scholz (SPD). Tous deux me laissent complètement interdit ; encore aujourd’hui, ils s’accrochent obstinément à la politique de crise menée depuis dix ans contre les protestations des pays du Sud, et cela au plus grand avantage de l’Allemagne et des pays du Nord. Les politiciens allemands craignaient dans leur écrasante majorité qu’une attitude plus conciliante déplût fortement à leurs électeurs. D’autant plus qu’ils avaient eux-mêmes attisé et flatté l’égocentrisme et l’autocélébration de nos champions mondiaux de l’exportation, la presse ayant d’ailleurs abondamment soutenu ce nationalisme économique.
Il existe des données empiriques comparatives qui montrent que notre gouvernement a, avec ce nationalisme de substitution, insuffisamment exigé de sa population sur le plan normatif, faisant ainsi reculer la sensibilité européenne. Si Macron a commis une faute dans ses relations avec l’Allemagne, alors elle a consisté à sous-estimer d’emblée le national-étatisme assez borné d’Angela Merkel, dont les qualités s’expriment dans d’autres domaines.
Comment vivez-vous le confinement ?
Les heures passées devant l’ordinateur à travailler sur les sciences historiques de l’esprit sont encore celles qui souffrent le moins.
Cette crise sanitaire mondiale pourra accentuer les forces du national-populisme qui menacent déjà l’Europe, comment leur résister ?
Cette question se pose indépendamment de l’actuelle situation d’exception – mais elle doit se voir apporter une réponse différente dans chaque pays. En Allemagne, le passé national-socialiste nous a, pour l’instant, solidement prémunis contre toute manifestation explicite de l’idéologie d’extrême droite. Cela dit, les partis politiques et les autorités se sont permis d’être longtemps aveugles de l’œil droit, sous le couvert de l’anticommunisme dominant.
En France, l’extrémisme de droite organisé est déjà depuis longtemps une force politique, mais il a d’autres racines idéologiques que chez nous : il se montre plus étatiste qu’ethnonationaliste. Aujourd’hui, une gauche française à la sensibilité fondamentalement universaliste s’abîme également dans sa haine de l’Union européenne. Contrairement à quelqu’un comme Thomas Piketty, par exemple, elle a à l’évidence cessé de penser de façon conséquente son anticapitalisme – comme si le capitalisme global pouvait encore être combattu ou même apprivoisé à partir de cette très frêle et instable embarcation qu’est l’Etat national !
Quel récit peut-on forger pour donner un nouveau souffle à une Union Européenne mal-aimée et désunie ?
Les arguments et les termes choisis ne sont pas d’un grand secours contre le ressentiment. Seul un noyau dur européen capable d’agir et d’apporter des solutions concrètes aux problèmes actuels pourrait ici se révéler précieux. Ce n’est que sur cette scène qu’il vaut la peine de combattre pour l’abolition du néolibéralisme.
Comment expliquez-vous que le national-populisme se soit à tel point propagé dans le monde intellectuel et l’espace public européen ?
Le populisme de droite « intellectuel » a peut-être des prétentions intellectuelles, mais ce ne sont que des prétentions. C’est là, tout simplement, une pensée faible. En revanche, le populisme de droite « ordinaire », qui s’étend bien au-delà des couches paupérisées et marginalisées de la population, est une réalité à prendre au sérieux.
Dans les sous-cultures fragiles, de nombreux facteurs mobilisateurs, et donc inquiétants, viennent affecter les expériences du monde vécu : le changement technologique, la numérisation en cours du monde du travail, le phénomène migratoire, le pluralisme toujours plus grand des formes de vie, etc. Ces angoisses s’associent, d’un côté, à la crainte parfaitement réaliste de perdre son statut social et, d’un autre, à l’expérience de l’impuissance politique. Mais les affects du populisme de droite, qui, partout dans l’Union européenne, appellent à se réfugier derrière les barricades nationales, sont avant tout faits de deux choses : de la colère suscitée par le fait que l’Etat national a perdu sa capacité d’action politique et d’une sorte de réaction de défense intuitive face au véritable défi politique.
Ce que l’on se refuse absolument à faire, c’est de s’avouer que seule l’auto-affirmation démocratique d’une Europe unie, que seul ce courage-là est à même de nous faire sortir de cette impasse postdémocratique.
(Traduit de l’allemand par Frédéric Joly.)