Pour Anaïs Voy-Gillis, doctorante à l’IFG, la mobilisation samedi à Varsovie illustre la montée en puissance de l’extrême droite en Europe. A l’occasion de la fête de l’indépendance, 60 000 manifestants se sont regroupés, samedi 11 novembre, dans les rues de Varsovie (Pologne),pour la défense de « la civilisation occidentale ». A l’unisson, les manifestants ont scandé des slogans appelant à la violence et à la xénophobie, tels que : « La Pologne pure, la Pologne blanche. » Pour Anaïs Voy-Gillis, membre de l’Observatoire européen des extrêmes et doctorante à l’Institut français de géopolitique (IFG), si « tous les pays ou presque » sont touchés par la montée de l’extrême droite, ce qui se passe actuellement en Pologne est particulier dans le sens où le parti Droit et Justice (PiS) entend remettre en cause « la démocratie et ses fondements ».
Est-ce la première fois qu’une manifestation d’extrême droite rassemble autant de participants ?
Anaïs Voy-Gillis : Il y a déjà eu des manifestations de ce type en Europe. On se souvient notamment des rassemblements antimigrants organisés en Allemagne en 2014 et en 2015 par le mouvement Pegida [Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes, Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident]. Ce type de manifestations a également eu lieu dans plusieurs pays d’Europe, mais aucune n’avait, à ce jour, réuni autant de monde.
Ce « succès » est, si l’on peut dire, dû à un alignement des planètes. Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, il y a une banalisation totale dans le monde occidental de la parole raciste et xénophobe. L’Europe traverse une crise migratoire sans précédent, et doit faire face à des actes terroristes. Les militants d’extrême droite se sentent donc légitimés.
Les manifestants qui se sont déplacés viennent principalement d’organisations appartenant à l’extrême droite radicale. Il est possible que des Français aient été parmi les rangs des manifestants, mais les étrangers qui sont venus venaient principalement de pays limitrophes de la Pologne, comme la Hongrie, qui soutient actuellement le gouvernement conservateur dans ces dérives.
Cette démonstration de force est-elle l’acte de naissance d’une « internationale » de l’extrême droite ?
Il y a toujours eu une extrême droite organisée à l’échelle européenne, qu’il s’agisse de partis qui ont choisi les urnes comme voie d’action avec une stratégie de dédiabolisation — c’est le cas du Front national en France, du FPÖ [ Freiheitliche Partei Österreichs, Parti de la liberté d’Autriche] en Autriche, et d’autres — ou de groupuscules qui ont choisi une occupation de la rue comme mode d’action.
Mais l’extrême droite reste très divisée. Il suffit de regarder le nombre de partis de cette famille au sein du Parlement européen pour voir que les alliances sont difficiles. Dans les partis à l’extrême droite du FN ou du FPÖ, vous trouverez également une forme d’organisation, même s’il existe des divisions entre courants (nationalistes ou identitaires) et entre grandes familles. Le parti anglais UKIP [UK Independence Party, Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni] a, par exemple, un discours similaire à celui du FN français, mais il n’a jamais voulu siéger à ses côtés. Aube dorée (Grèce) est certes un parti ultraviolent, mais il a des points communs avec les autres, et pourtant, il siège seul.
Pourquoi ce rassemblement a-t-il eu lieu en Pologne et pas ailleurs ?
Il se joue actuellement en Pologne quelque chose qui ne fait réagir personne en France, ni ailleurs. Il y a bien eu quelques prises de position de la part de l’Union européenne, mais aucun gouvernement ne s’émeut vraiment. Le gouvernement au pouvoir est pourtant en train de remettre en cause la démocratie et ses fondements. Le PiS est arrivé au pouvoir en 2015 en remettant en cause la démocratie libérale, contre laquelle il entend lutter.
Ce parti veut réformer la société polonaise dans tous les aspects de la vie publique, des questions économiques aux questions sociales. Ses dirigeants souhaitent neutraliser l’ensemble des contre-pouvoirs, qui sont vus comme autant de freins à la révolution conservatrice. Le Tribunal constitutionnel ne peut, ainsi, plus jouer son rôle de gardien de la Constitution. Le parquet a été mis sous l’autorité du ministre de la justice, qui est également procureur général et bénéficie de pouvoirs très importants. La réforme du système judiciaire inquiète les juges — qui craignent de perdre leur indépendance —, ainsi que les autorités européennes. Il y a, en outre, en Pologne un climat qui fait que ce type de manifestations peut avoir lieu librement sans condamnation du pouvoir.
La Pologne, la Hongrie, l’Autriche, plus récemment l’Allemagne. Comment expliquez-vous une telle percée de l’extrême droite en Europe ?
Il y a une vague de fond qui touche l’Europe depuis plusieurs années, et cela dans un contexte de crise économique, de crise des identités et de crise migratoire. Tous les pays ou presque sont touchés par la montée de ce type de partis. Même si en France, le FN fait un score plus bas que prévu, nous retrouvons les mêmes mécanismes.
Tous les partis d’extrême droite construisent un discours autour d’un ennemi intérieur — les migrants sur le territoire national — et extérieur — l’islam. Ils estiment que les valeurs traditionnelles d’une Europe chrétienne et blanche sont remises en cause par cet ennemi et qu’il faut protéger la nation contre cela.
Par ailleurs, les élites sont jugées corrompues et responsables de ce délitement puisque, pour certaines, elles ont accepté et encouragé le multiculturalisme. A travers le slogan « nous voulons Dieu », les manifestants en appellent aux « racines chrétiennes » de la Pologne, ils construisent un discours contre l’islam. Cette volonté de préserver l’identité et l’Europe contre une prétendue invasion était également le leitmotiv des identitaires avec le bateau C-Star en mer Méditerranée cet été.
Chez les électeurs du FPÖ, de l’AfD en Allemagne, et autres, on retrouve souvent un rejet du projet européen, bien que ce discours donne souvent lieu à modulation. Il y a également le sentiment d’abandon de certaines classes populaires qui ont le sentiment que l’Etat — comprendre la nation — les a délaissées au profit de nouveaux arrivants. Il y a, enfin, une crise de la représentativité dans certains pays.
Feriel Alouti (Propos recueillis)