Le deuxième round des négociations de l’industrie de l’électronique et de la métallurgie finit sur une impasse. L’image de l’Allemagne « îlot de stabilité » dans un monde agité est décidément trompeuse. Alors qu’à Berlin les partis politiques s’écharpent sur les conditions permettant de former un éventuel gouvernement, c’est l’opulente industrie qui commence à produire des bisbilles. « Il faut se préparer à la plus dure négociation salariale de ces dernières décennies », prévenait lundi 4 décembre Rainer Dulger, président de Gesamtmetall, le syndicat des employeurs de l’industrie.
A Munich, mercredi, le deuxième round de négociations salariales pour les 3,9 millions de salariés de l’industrie de l’électronique et de la métallurgie (incluant l’automobile) s’est terminé sur une impasse. Pour la première fois depuis 2003, l’hiver allemand pourrait être marqué par un véritable conflit social. Les patrons redoutent qu’il y ait, à partir de janvier 2018, des grèves éclairs d’une journée, catastrophiques dans l’industrie car elles désorganisent la production et les chaînes de livraison, alors que les usines tournent actuellement à plein régime.
La situation ne manque pas de piquant. Car, pour une fois, ce n’est pas sur l’argent que le patronat et le syndicat de l’industrie se disputent le plus. Non qu’IG Metall soit sur la réserve côté salaires : il demande 6 % d’augmentation pour tous les salariés de l’industrie couverts par une convention collective, un record. Mais la vraie pomme de discorde concerne un bien autrement plus précieux en période de carnets de commandes pleins : le temps.
Les salariés revendiquent la flexibilité
IG Metall réclame que les salariés de l’industrie puissent réduire individuellement leur semaine de travail jusqu’à vingt-huit heures, contre trente-cinq heures actuellement, afin de mieux pouvoir s’occuper d’enfants ou de parents âgés, avec une compensation de 200 euros brut pour la baisse de salaire induite. Les salariés doivent pouvoir déterminer eux-mêmes leur temps de travail sur une période de deux ans et jouir du droit de revenir à temps plein quand ils le souhaitent. En d’autres termes, les salariés revendiquent, à leur tour, la flexibilité tant réclamée par les patrons ces dix années.
Mercredi, les patrons ont proposé une augmentation de seulement 2,35 %, « un chiffre au-dessus du taux d’inflation », ont-ils précisé. Après avoir combattu l’idée d’une réduction du temps de travail ces dernières semaines, ils se sont finalement déclarés prêts à en discuter, à condition qu’IG Metall renonce à toute compensation de salaire. « Il n’en est absolument pas question », a tranché Angelique Renkhoff-Mücke, négociatrice en chef du patronat bavarois. « Une provocation », a rétorqué IG Metall, qui a rejeté la proposition.
L’idée d’une réduction du temps de travail effraie les patrons pour deux raisons. Dans l’industrie, il devient de plus en plus difficile de trouver du personnel qualifié. C’est le cas dans les Länder du sud de l’Allemagne, le Bade-Wurtemberg et surtout la Bavière, où le taux de chômage dans certaines zones pointe à moins de 3 %. Cet effet est renforcé par l’évolution de la démographie. Malgré les mesures pour maintenir les seniors au travail et encourager les carrières féminines, les entreprises se disputent les candidats. Une baisse du temps de travail renforcerait le problème, jugent-ils.
La seconde raison relève du principe : la réforme réclamée par le syndicat introduirait une inégalité de salaire entre les employés effectuant la même tâche, selon qu’ils bénéficient ou non de la mesure.
Les carnets de commandes sont pleins
Mais IG Metall joue sur du velours. La conjoncture allemande est si bonne que les grands instituts économiques et les conseillers économiques du gouvernement ont récemment revu à la hausse leurs prévisions de croissance pour les deux prochaines années. Ils anticipent 2 % cette année, et des niveaux similaires les années suivantes. Les deux indices du moral des entreprises, celui de l’Ifo et celui de la banque publique d’investissement KfW, ont atteint ce mois-ci des niveaux records.
Les carnets de commandes sont pleins : en octobre, ils ont progressé de 0,5 %, pour atteindre pour la troisième fois consécutive leur record de 2007, avant le déclenchement de la crise, a précisé l’institut Destatis mercredi. Et rien ne semble interrompre la décrue du chômage (à 5,3 % en novembre 2017), facilitant l’intégration des réfugiés. Contrairement aux inquiétudes de ces derniers mois, ni le président américain Donald Trump ni le Brexit ne semblent en mesure de briser la dynamique de croissance qui anime la machine allemande depuis 2013.
Difficile pour l’industrie, dans ces conditions, d’arguer de difficultés à venir. IG Metall aussi joue gros. Le syndicat tente de négocier un tournant délicat : celui de la modernisation de son image. Permettre une meilleure répartition des tâches entre hommes et femmes est une revendication d’une haute valeur symbolique pour attirer de nouveaux adhérents, et notamment des femmes. Un enjeu essentiel pour le plus gros syndicat européen, vieillissant et très masculin.
Valeur d’exemple pour tout le pays
« Notre industrie se permet encore un pourcentage de femmes de seulement 20 %. Cela tient entre autres à notre culture du travail, expliquait Jörg Hofmann, président d’IG Metall, début novembre dans le journal Die Zeit. Voilà la réalité : un plein-temps plus des heures supplémentaires, plus une pression de la performance rendent toute conciliation difficile. Les femmes se tournent donc plutôt vers des emplois précaires, qui leur permettent de mieux organiser leur temps de travail. »
L’issue de cette négociation sur le temps de travail aura valeur d’exemple pour tout le pays. Mais il faut préciser qu’elle ne concernera que les salariés les mieux lotis de l’économie allemande. L’industrie exportatrice est le secteur qui rémunère le mieux ses employés et qui leur offre les meilleures conditions de travail. Même si les salariés obtenaient une hausse de leur rémunération de 6 %, l’effet sur l’ensemble des salariés en Allemagne serait limité.
Pas de quoi contenter le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, qui déplore depuis longtemps la modération salariale en Allemagne. Celle-ci tient essentiellement à deux raisons : dans les services, les salaires sont bien plus faibles que dans l’industrie et les contrats précaires sont légion. A cela s’ajoute que de moins en moins de salariés sont couverts par les conventions collectives. Seuls 50 % d’entre eux peuvent compter sur la puissance de négociation des syndicats. C’est un des reflets les plus criants d’un marché du travail à deux vitesses.