Le diagnostic est radical, et très bien mené. Mais dans le plan annoncé ce mercredi par Bruxelles pour lutter contre l’évasion fiscale des entreprises, les solutions proposées ne sont pas à la hauteur. Le diagnostic est précis et sans pitié. Mais les remèdes censés apporter des solutions à la situation dramatique qui est décrite sont faibles, pour le moins. Ce mercredi 17 juin, la commission européenne a présenté son plan pour réformer en profondeur la fiscalité des entreprises, et faire en sorte que les multinationales ne puissent plus faire de l’Europe un paradis fiscal à leur service.
Dans les mots utilisés, l’institution européenne démontre une volonté sans faille de mettre un terme à ce problème, que Mediapart décrit depuis des années. « La lutte contre l’évasion fiscale des entreprises constitue une priorité absolue pour la Commission actuelle », indique un communiqué. Le constat est semblable à celui que nous dressons : « Les systèmes fiscaux applicables aux entreprises dans les pays européens ont été conçus dans les années 1930, à une époque où les échanges commerciaux entre les pays étaient plus restreints, où les modèles d’entreprise étaient plus simples et où les produits étaient des biens matériels. L’activité des entreprises ayant changé, le système fiscal doit lui aussi évoluer. Les règles actuelles ne sont plus adaptées face à un environnement économique désormais mondialisé, numérique, mobile. »
« Nous ne pouvons plus accepter que certaines entreprises ne payent presque aucun impôt », résume Pierre Moscovici, l’un des deux commissaires européens en charge du dossier.
Après des annonces préliminaires en mars et en mai, la Commission détaille enfin l’ensemble de son plan d’action. « Toute entreprise, petite ou grande, doit payer sa part d’impôt dans le pays où elle réalise ses bénéfices », avait prévenu, le 27 mai, Valdis Dombrovskis, son vice-président. L’institution se sait attendue au tournant. Son président, Jean-Claude Juncker, inamovible premier ministre du Luxembourg de 1995 à 2013, a été la cible principale du scandale LuxLeaks, qui a révélé en novembre le caractère très arrangeant du fisc de son pays lorsqu’il s’agissait d’accueillir des multinationales.
Jusqu’à aujourd’hui, l’Union européenne a été par ailleurs plus que discrète dans le domaine de la taxation des entreprises, pourtant au cœur du débat mondial depuis que l’OCDE, missionnée par le G20, a présenté en septembre son plan de lutte contre les rois de l’optimisation fiscale. Plan dont la construction est en cours d’achèvement et qui sera définitivement lancé en octobre par les ministres des finances des 20 pays les plus riches du monde.
Sur le papier, Juncker et Moscovici ne reculent devant aucun sujet, mettant sur pied une liste de 30 paradis fiscaux, relançant les débats autour du vieux serpent de mer de règles de taxation communes pour toute l’Europe, discutant des bienfaits de la comptabilité pays par pays pour les entreprises et cherchant à garantir une réelle imposition des multinationales…
Et pourtant, le moins que l’on puisse dire est que le plan présenté aujourd’hui ne soulève guère l’enthousiasme parmi les connaisseurs. Au contraire, ils se rejoignent tous pour dénoncer sa frilosité. Les ONG françaises rassemblées dans la plateforme pour les paradis fiscaux regrettent que la Commission « renonce à mettre le paquet » et « déplorent le manque d’ambition de ce plan d’action, qui n’est pas à la hauteur des attentes ».
Même analyse à la fédération européenne des syndicats du service public, dont le secrétaire général, Jan Willem Goudriaan, déclare : « On continuera à dire aux infirmières, aux travailleurs sociaux, aux pompiers de se serrer la ceinture en raison du manque d’argent public, pendant que les multinationales rentables comme Ikea, Google, Amazon, Starbucks, Fiat Finance et McDonald’s payent moins de 1 % d’impôt sur les profits astronomiques. »
Les députés verts européens, en pointe sur les questions de justice fiscale, tiennent le même discours, et « expriment leur profonde inquiétude face à l’absence d’action et de détermination de la Commission européenne ». Quant à Alain Lamassoure, député PPE (droite) et président de la commission spéciale du Parlement européen sur les rescrits fiscaux, il « invite la Commission à accélérer le processus »…
Pourquoi ce scepticisme unanime ? Parce qu’après son diagnostic sévère, la Commission ne propose que des avancées bien timides, qui font douter de sa volonté ou de sa capacité réelle à faire bouger les lignes. Démonstration en quelques exemples.
Une liste de paradis fiscaux bien sélective
C’est la mesure la plus lisible, mais sans doute pas la plus utile. La Commission a établi une liste des 30 paradis fiscaux non coopératifs apparaissant le plus souvent sur les listes des 28 États membres (et sur au moins 10 listes noires différentes). Aux côtés des territoires exotiques habituels (îles Vierges britanniques, Bermudes, Bahamas) ou des pays refusant officiellement toute coopération sur le secret bancaire (Panama, Brunei), on y trouve des territoires européens apparaissant rarement, comme Monaco (nous évaluions ici l’opacité de ce confetti), le Liechtenstein ou Andorre. Mais la liste ne nomme ni le Liban, chantre de l’opacité, ni la Suisse, ni, surtout, aucun pays membre de l’Union européenne. Or, le Luxembourg et les Pays-Bas, s’ils coopèrent de mieux en mieux avec les fiscs et les justices de leurs voisins, sont toujours au cœur de nombreux schémas d’évasion fiscale.
Dans une collision bienvenue de l’actualité, une ONG américaine réputée, Americans for tax fairness, publiait ainsi, quelques minutes avant les annonces de la Commission, un rapport dévastateur, détaillant comment le numéro un mondial des grands magasins, Walmart, utilise les paradis fiscaux européens pour s’épargner de payer des impôts sur ses bénéfices réalisés à l’étranger. L’entreprise a ainsi créé 22 filiales au Luxembourg depuis 2009, et en compte 15 aux Pays-Bas, dans des montages qui rappellent fortement ceux de McDonald’s, de Starbucks ou d’Amazon.
Et tout récemment, la Belgique a elle-même placé le Luxembourg sur sa liste des paradis fiscaux ! Le pays de Jean-Claude Juncker est en effet toujours considéré par l’OCDE comme non conforme en regard des règles de bonne gouvernance, même s’il devrait sortir de ce statut dans les prochains mois.
C’est une mesure qui a été annoncée dès mars, en première réponse au scandale LuxLeaks. Une directive a été lancée pour imposer d’ici janvier 2016 la transparence entre États membres sur les « rulings fiscaux », ces accords entre une entreprise et le fisc d’un pays, quant au niveau d’imposition sur lequel doit tabler l’entreprise pour les années futures. En parallèle, la commissaire à la concurrence, la très active Margrethe Vestager, a demandé à 21 pays, dont le Luxembourg et la France, de lui fournir l’intégralité des « rulings » qu’ils ont signés ces dernières années, et enquête sur les liens entre Apple et l’Irlande, Starbucks et les Pays-Bas, Amazon et Fiat au Luxembourg.
La Commission se félicite d’avancer très rapidement vers la « transparence » concernant ces pratiques problématiques. L’analyse est semblable en France : « Aujourd’hui, il n’y a pas un pays qui peut résister sur ces thèmes, c’est le moment d’y aller, le plus loin et le plus vite possible », s’enthousiasme-t-on à Bercy. Sans pour autant plaider pour une transparence totale, que demandent les ONG luttant pour la justice fiscale. Elles s’émeuvent que ces données ne soient pas destinées à être rendues publiques, cantonnées à des échanges entre administrations fiscales, avec un droit de regard de la Commission. « Il faut des étapes, il faut rassurer les pays les plus réticents », argumente-t-on à Paris. Paradoxal, alors que c’est bien la révélation de ces pratiques par une coalition de journaux qui a déclenché le processus de réforme en cours.
- SE HÂTER DOUCEMENT SUR LA COMPTABILITÉ PAYS PAR PAYS
La mesure était attendue : la Commission évoque régulièrement la possibilité d’imposer aux entreprises une comptabilité pays par pays. Ce principe veut que les multinationales transmettent aux fiscs des pays où elles opèrent les informations détaillées, pays par pays, sur leur chiffre d’affaires, leurs profits, leurs effectifs, ainsi que les impôts qu’elles y ont payés. Radical pour jeter une lumière crue sur la façon dont les entreprises jonglent avec les territoires, localisant leurs profits dans les paradis fiscaux et créant artificiellement des déficits pour leurs filiales logées dans des pays à fiscalité normale, où elles font en général leur business.
Forgé en 2003 par le comptable britannique Richard Murphy, proche de l’ONG militante Tax Justice Network, ce concept est l’une des armes que compte utiliser l’OCDE, même si Murphy estime que l’organisation internationale en a détourné l’esprit, car elle risque d’en exclure les pays en développement. En juillet 2013, la France avait montré la voie en imposant ce type de reporting pour les banques dans sa loi de séparation bancaire, reprenant une modalité votée par le Parlement européen. L’Europe a suivi et a imposé le même type de mesure pour les industries extractives.
Les observateurs s’attendaient donc à ce que la Commission propose d’élargir ce principe à toutes les multinationales. Las. Elle se contente pour l’heure de lancer une consultation publique sur la question, ainsi qu’une analyse d’impact pour contribuer « à l’élaboration des décisions futures ». À peine quelques mots pour couvrir un tel sujet… En avril dernier, Pierre Moscovici avait déjà prévenu sur RFI que cette mesure soulevait l’hostilité des entreprises et que leur préoccupation était loin d’être « stupide ». Cette prudence extrême ne passe pas du côté des ONG. Manon Aubry, d’Oxfam, regrette que, malgré tous les discours volontaristes, « on ne soit toujours pas capable de demander aux entreprises ce qu’elles font exactement en Europe : quelles sont leurs filiales ? leurs stratégies fiscales ? Cela reste un mystère… ».
Les Verts sont à l’unisson, eux qui ont réussi tout récemment à faire adopter par une commission du Parlement européen le principe du reporting pays par pays lors de l’examen de la directive sur les droits des actionnaires. Certes, Martin Schultz, le président du Parlement, a fait reporter le vote final à une session plénière, où il y a des chances que la proposition soit finalement enterrée. « La décision de ne pas s’engager sur le reporting financier pays par pays public marque le peu de détermination de Pierre Moscovici, dénonce la députée européenne Eva Joly. Alors que ce projet ne nécessite pas d’unanimité au Conseil et qu’il a franchi une première étape au Parlement européen, le commissaire Moscovici avait la possibilité d’appuyer cette avancée. En ne le faisant pas, il encourage tout simplement son report. C’est un acte manqué, pour ne pas dire un torpillage. »
- LA CONSOLIDATION FISCALE REPORTÉE… OU ANNULÉE ?
Cette mesure est présentée comme la disposition-phare du plan européen. Elle est aussi la plus technique et la plus ancienne. Elle aurait pu être la plus audacieuse, et pourtant il y a fort à craindre qu’elle soit finalement la plus dénaturée. La Commission a remis sur la table un vieux serpent de mer, l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés (Accis). Ce texte, prêt depuis plus de quatre ans, propose qu’une entreprise présente dans plusieurs pays européens applique ce que les experts nomment la taxation unitaire : il s’agit de considérer toutes les filiales d’une multinationale comme une seule et même entreprise, d’évaluer ses bénéfices totaux, où qu’ils soient localisés, puis de les diviser proportionnellement en fonction des pays où l’activité de l’entreprise est réellement effectuée. Chaque État est ensuite libre de taxer à la hauteur qu’il souhaite la portion de bénéfices qui lui a été « attribuée ».
Cette solution, déjà adoptée par les États-Unis pour son commerce intérieur, est considérée comme l’arme la plus sûre pour tuer dans l’œuf les stratégies d’optimisation plus ou moins loyales des entreprises : ce ne sont plus les fiscalistes qui décident où sont localisés les bénéfices, mais les États qui reprennent l’initiative. Problème : sur les questions de fiscalité, toute nouvelle mesure européenne doit recueillir l’accord des 28 États membres, et l’Irlande et les Pays-Bas bloquent depuis des mois cette mesure qui les priverait de leur fonds de commerce, basé sur les montages fiscaux acrobatiques des entreprises qu’ils accueillent.
Pour contourner la difficulté, la Commission propose de procéder par étape, en privilégiant d’abord les règles de calcul des 28 sur la façon de comptabiliser les bénéfices ou les pertes d’une entreprise. Vraiment pas de quoi effaroucher les patrons, très largement favorables à une simplification des règles administratives, qui leur permettrait de calculer en une fois leur résultat, sans avoir, comme aujourd’hui, à refaire 28 calculs différents.
Mais la Commission renvoie à plus tard, sans donner aucun délai, la seconde phase, la plus importante : celle de la consolidation, c’est-à-dire le moment où l’Europe établira quelles sont les pratiques acceptables à ses yeux en matière d’optimisation fiscale, et selon quel principe décider de répartir les bénéfices entre les pays dont les citoyens sont clients d’une entreprise. Autrement dit, pour avancer et ne pas se retrouver bloquée par quelques États membres, la Commission renvoie aux calendes grecques les questions qui font tout l’intérêt de la taxation unitaire. « Pour résumer, la Commission suit les désirs des entreprises sur la simplification, mais n’avance absolument pas sur la question qui nous intéresse nous, celle de la répartition réelle des profits, en Europe et entre l’Europe et les paradis fiscaux ! » estime Lucie Watrinet, de l’ONG CCFD-Terre Solidaire.
Même le très paisible Alain Lamassoure s’en étonnait en début de semaine. « Je lance un avertissement, il y a une tentation de prendre trop de temps, de dire qu’il s’agit d’un dossier technique… Mais c’est faux, ce qu’il faut sur cette question, c’est du courage politique ! »déclarait-il, évaluant la fenêtre de tir pour lancer réellement la réforme « en semaines, et non en mois ». Roberto Gualtieri, le social-démocrate italien en charge des questions économiques au Parlement européen, appelle de son côté les États membres à « se comporter de façon responsable » et à « approuver le paquet de la Commission sans délais et, plus important, sans le diluer ». Si ces timides propositions étaient encore affaiblies, il n’en resterait en effet sans doute plus rien.
18 juin 2015 | Par Dan Israel