« Le Parlement reste largement dominé par la droite, qu’elle soit pro-européenne, eurosceptique ou europhobe, conservatrice, libérale ou d’extrême droite. La gauche (socio-démocrates, écologistes, gauche radicale), c’est tout mouillé, 293 sièges sur 751 (contre 288 sur 766 députés – 37,6% – entre 2004 et 2009), soit 39% des eurodéputés… Une «poussée» d’un point et demi de pourcentage, c’est peu, très peu alors que la crise économique et financière semblait condamner un système porté par la droite et à l’heure où plusieurs gouvernements de centre gauche, dont la France, souhaiteraient «réorienter l’Europe» dans un sens moins austéritaire… En outre, si la droite continue à dominer le Parlement, c’est une droite nettement plus eurosceptique, voire europhobe : 22,6% des eurodéputés se revendiquent de cette tendance, contre 16% dans l’Assemblée précédente. »
Le premier groupe politique de l’Assemblée de Strasbourg est donc le PPE (conservateurs) avec 221 eurodéputés, même s’il a perdu des plumes, suivi par le PSE (191), les eurosceptiques de l’ECR (70 députés), les libéraux (67), la gauche radicale de la GUE (52), les Verts (50) et les europhobes de l’EFD (48). Il y a 52 députés non inscrits (dont les 23 élus du FN qui a échoué à former un groupe). L’ordre des groupes a changé par rapport à la précédente législature : les libéraux se font souffler la troisième place par l’ECR et les Verts se font dépasser par la gauche radicale. Il y a 185 partis politiques venant de 28 pays représentés au Parlement contre 196 dans l’Assemblée précédente, juste pour donner une idée de la difficulté de trouver un compromis acceptable par une majorité…
La composition du Parlement n’est évidemment pas figée. Il est probable que certains partis siégeant sur les bancs des non inscrits essayeront de rejoindre un groupe politique : le PVV de Geert Wilders pourrait ainsi être tenté, après avoir épaulé le FN dans sa tentative de constituer un groupe, de rejoindre l’EFD. La Ligue du Nord pourrait faire de même, mais il risque de se heurter au refus de Cinque Stelle, membre de l’EFD… De même, il n’est pas certain que l’ECR garde tous ses députés, ce groupe étant présidé par un musulman d’origine indienne, le conservateur britannique, Syed Kamall, ce qui pourrait causer quelques crises d’urticaires à ses membres les plus xénophobes, comme le PiS polonais. Enfin, l’existence de l’EFD de Nigel Farage ne tient qu’à un seul pays (il faut 25 députés originaires d’au moins 7 pays pour en former un), en l’occurrence une dissidente du FN…
Pour la première fois, une majorité de gouvernement a été formée entre le PPE, les socialistes et les libéraux. Il y a, certes, déjà eu des accords entre les grandes familles politiques, mais il s’agissait uniquement de se répartir les postes au sein du Parlement. Cette fois-ci, il a fallu constituer une vraie majorité, en l’occurrence une «grande coalition» à l’allemande, afin de fournir un appui suffisant au conservateur Jean-Claude Juncker, le président désigné de la Commission européenne que le Parlement a réussi à imposer aux chefs d’État et de gouvernement, lors du vote d’investiture du 16 juillet prochain. Ce sont les socialistes qui ont exigé que ce soit sur la base d’un programme politique, programme qui reprend en grande partie les priorités arrêtées par le Conseil européen des 26 et 27 juin dernier (croissance, immigration, défense, investissement d’avenir, etc.). Avec les libéraux, les conservateurs et les socialistes peuvent compter sur une majorité de 479 sièges, soit bien au-delà de la majorité absolue de 376 voix, ce qui permettra de faire face à d’éventuelles défections (les conservateurs hongrois et les travaillistes britanniques ont ainsi annoncé qu’ils voteront contre Juncker).
Cela étant, la question de la répartition des postes est aussi un élément de l’accord : les conservateurs et les socialistes se sont entendus pour se partager la présidence du Parlement. Jusqu’en décembre 2016, ce sera le socialiste allemand Martin Schulz, président sortant et candidat malheureux à la présidence de la Commission. À partir de janvier 2017, ce sera au tour d’un PPE, sans doute le Français Alain Lamassoure, d’occuper le perchoir. L’élection a eu lieu ce matin : Schulz a obtenu 409 voix des 612 suffrages exprimés, sur un total de 751 députés. Il lui manquait donc 70 votes pour faire le plein de ses voix. Fait notable : c’est la première fois qu’une même personne occupe la présidence pendant cinq ans de suite…
La «grande coalition» entre les conservateurs, les socialistes et les libéraux permet, au passage, d’établir un cordon sanitaire autour des europhobes qui sont ainsi privés de tout poste de responsabilité au sein du Parlement. Les postes qui auraient dû revenir à l’EFD tombent dans l’escarcelle des libéraux de l’ADLE (une présidence de commission parlementaire et une vice-présidence du Parlement). En réalité, il y a deux cordons sanitaires au sein du Parlement : l’un que les europhobes ont établi à l’égard du FN renvoyé à ses racines fascistes et antisémites, au même titre que les néo-nazis du Jobbik hongrois ou que l’Aube Dorée grecque. L’autre mis en place par les pro-européens afin d’isoler les europhobes. Mais attention : les eurosceptiques, eux, constitués de partis de gouvernement comme les conservateurs britanniques ou Droit et Justice polonais, sont maintenus dans le jeu. Ils ont donc droit à deux présidences de commissions parlementaires (marché intérieur et défense).
Cette législature marque un affaiblissement sans précédent de l’influence française : le FN ayant obtenu 24 députés (l’un de ses élus l’a depuis quitté pour siéger à l’EFD) sur un total de 74, ce sont autant de postes «stérilisés» puisque le parti Marine Le Pen ne siège dans aucun groupe. Mécaniquement, les Français sont affaiblis au sein du PPE (troisième délégation nationale derrière les Allemands et les Polonais) et du S&D (sixième délégation). Résultat des courses : le PS n’aura aucune présidence de commission et l’UMP est relégué à la commission pêche (contre le budget et la défense précédemment), même si elle peut se consoler avec une vice-présidence du groupe PPE et un poste de questeur (Brice Hortefeux s’est fait battre au sein du PPE pour un poste de vice-président du PE). «Les Français payent leur éclatement», se désole Alain Lamassoure.
La présence des femmes est à peine renforcée après les élections du 25 mai : elles représentent 36,88% des eurodéputés contre 36,16% précédemment. On peut se consoler en se disant que le Parlement fait infiniment mieux qu’en 1979, où elles n’étaient que 16,34 %, ou que l’Assemblée nationale…
Jean Quatremer