Étude du nouvel accord provisoire sur la proposion de directive relative à des salaires minimaux adéquats dans l’UE à la lumière des besoins des travailleurs de plateformes

Un accord provisoire a été trouvé dans la nuit du lundi 21 au mardi 22 juin 2022 sur des règles communes pour garantir dans chaque pays un salaire minimum adéquat qui « assure un niveau de vie décent ». La proposition de directive de la Commission européenne d’octobre 2020 a été légèrement modifiée par le Parlement européen et le Conseil à l’issue de huit trilogues sous la présidence française de l’Union. Certains se félicitent de ce « progrès social ». D’autres y voient un atout pour lutter contre la pauvreté. D’autres encore regrettent une occasion manquée.
Incapable d’une analyse exhaustive, ce post se limite à une étude de ce texte à la lumière des besoins des travailleurs de plateformes. Ceux-ci sont entendus comme « toutes personnes fournissant un service commercial organisé par l’intermédiaire d’une plateforme de travail numérique [type Uber, Deliveroo, etc] à la demande d’un destinataire de service » (voir COM2021/762).
Parmi de nombreux éléments dignes d’intérêt, nous ne retiendrons ici qu’un point : un questionnement relatif à l’adéquation du salaire minimum aux besoins des travailleurs de plateformes (I) conduit à interroger la nature de la reprise de la construction de l’Europe sociale (II).
I. L’adéquation du salaire minimum des travailleurs de plateformes
L’Union européenne se fixe pour objectif non pas de déterminer un salaire minimum, mais plutôt de contribuer à l’élaboration d’un salaire minimum adéquat. Lors du vote, les députés de la commission de l’emploi et des affaires sociales ont soutenu la mise en place d’exigences minimales pour protéger les salaires dans l’Union, soit en établissant un salaire minimum légal (le salaire le plus bas autorisé par la loi), soit en permettant aux travailleurs de négocier leur salaire avec leurs employeurs (six pays sont concernés : Danemark, Finlande, Suède, Autriche, Chypre et Italie, voir touteleurope).
Ce texte, provisoire, prévoit des règles contraignantes pour les 21 États membres qui disposent de salaire minimum. Ces derniers devront « évaluer » si ce revenu légal existant est suffisant pour assurer un niveau de vie décent en fonction de critères objectifs tels que le panier de biens et services à prix réels, les niveaux nationaux de productivité du pays ou en s’appuyant sur certaines valeurs de référence comme « 60 % du salaire médian brut » ou « 50 % du salaire moyen brut » (europarl).
Pour certains travailleurs de plateformes, cette mesure sera la bienvenue. Elle s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Uber de la Cour Suprême du Royaume-Uni qui avait opéré une requalification d’un contrat de travailleur indépendant pour reconnaître le statut de worker et accorder le droit à un salaire minimal (voir Marzo). Bien sûr, le Royaume-Uni n’appartient plus à l’Union européenne, mais on a pu assister à une prise en compte grandissante de la situation de certains travailleurs juridiquement indépendants, mais concrètement dépendants d’une plateforme numérique. Lorsque ceux-ci sont considérés comme des salariés, ils auront droit au salaire minimum national (arrêts de requalification Uber en France, Loi dite ‘Rider’ en Espagne, etc…).
Cependant, pour d’autres travailleurs de plateformes, cette mesure pourra sembler insuffisante. D’abord, elle ne couvre pas l’ensemble des travailleurs. Sont exclus les travailleurs indépendants et particulièrement les travailleurs de plateformes indépendants (voir §17 de la proposition).
Ensuite, du fait de la variété des critères et de la possibilité pour l’État de choisir les plus appropriés, la marge de manœuvre étatique reste importante. Elle est bien en deçà de la proposition du comité économique et social européen d’examiner les possibilités de financement d’un revenu minimum européen et de se concentrer sur la perspective de la création d’un Fonds européen approprié d’un avis initial de 1993 réitéré en 2018.
II. La reprise de la construction de l’Europe sociale
Dans l’ensemble, l’accord a pour objectif d’inciter les États à développer les politiques sociales. On peut y voir un certain renouveau de l’Europe sociale. Les institutions ont pris note des crises récentes (financières, sanitaire et économique), de l’augmentation continue de la pauvreté en Europe (Euractiv) et les difficultés des personnes vulnérables dont, entre autres, les travailleurs de plateformes. Le Parlement et le Comité économique et social européen avaient demandé à plusieurs reprises que des mesures législatives soient adoptées.
Le directive s’inscrit dans un mouvement de législation sociale plus global (Directives 2019/1152 et 2019/1158 de 2019 sur des conditions de travail transparentes et prévisibles et sur l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, « paquet » sur le travail de plateformes COM2021/762), marquant un tournant après une longue période limitée à des actions de méthode ouverte de coordination et à des stratégies de droit mou (par exemple la Stratégie Europe 2020).
Cette action est éclairée par les droits sociaux fondamentaux (Chartes de 2000 et 1989) et surtout par le socle européen des droits sociaux de novembre 2017 et son principe 6 relatif au droit à un salaire minimum adéquat. Bien que ce texte n’ait pas de force juridique contraignante, il a inspiré les institutions. Il permet de dépasser les limites posées dans le traité par l’article 153§5 qui avait vocation à empêcher l’Union de se pencher sur la question des salaires. La directive a pour base juridique l’article 153§1 relatif aux conditions de travail. Ce dépassement des limites du passé pourrait conduire à une relance du droit social européen et permettre d’améliorer la situation des travailleurs et en particulier des travailleurs de plateformes.
Cependant, il faudra se demander s’il s’agit d’accorder un droit aux travailleurs et de construire un -nouveau- droit du travail européen, ou plutôt seulement d’inciter les Etats à avancer sur le chemin de la lutte contre la pauvreté des travailleurs (Euronews). Les travailleurs de plateformes sont, à ce titre, les premiers visés. Ils fournissent, encore une fois, une belle illustration de la complexité de l’articulation du droit social de l’Union européenne et du droit national. Reste à attendre la version finale du texte de la directive et le vote au Parlement européen qui ne devrait pas recueillir l’unanimité, sans pour autant être empêché par les oppositions annoncées du Danemark et de la Suède.
Claire Marzo, Maître de Conférences en droit public à l’Université Paris Est (UPEC), claire.marzo@u-pec.fr