Le 19 octobre dernier, le groupe social-démocrate (S&D) au Parlement européen lançait #Together, un « processus conventionnel » de 18 mois, sorte de chantier des idées destiné à formuler des pistes pour réorienter l’Union européenne vers plus de justice et de durabilité[1]. #Together était accompagné d’un document stratégique interne rédigé par Gianni Pittella, président du groupe S&D[2]. Le même jour, Arnaud Leparmentier signait dans Le Monde un éditorial sur le « Requiem pour la social-démocratie »[3].
Le contexte est celui du Brexit, de la crise de l’Eurozone et de la crise migratoire auquel est venu s’ajouter le résultat des élections présidentielles américaines. Le programme de D. Trump, pouvant trouver un écho au-delà des Etats-Unis, s’attaque en effet à ce qui, depuis des décennies, constituait l’un des noyaux essentiels de toute perspective politique progressiste, à savoir : un certain équilibre entre classes moyennes et populaires d’une part, élites politiques et économiques d’autre part. Dans un pays – les Etats-Unis – marqué par des inégalités matérielles et symboliques considérables, une large partie des populations vulnérables se tourne désormais vers une offre politique visant à s’affranchir de toute référence à l’inclusion ou l’égalité. Derrière la virulence ou la grossièreté de la campagne se jouait une rupture sociologique et philosophique profonde. Nous y sommes.
Pourtant, sans cesser de condamner une offre politique qui fait le lit de tendances réactionnaires, on ne peut s’acquitter de notre tâche de militants progressistes européens en faisant fi des erreurs ou des limites de la social-démocratie elle-même. Ce n’est pas s’en détourner que dire qu’elle a failli ou que ses modes de perception du réel ont vécu : c’est au contraire une étape nécessaire pour réinventer collectivement ce qui doit l’être. Pour tous ceux qui, comme nous, pensent qu’il est urgent de refonder un tel référentiel politique, il est donc impossible de chercher à répéter le passé. Pour autant, il serait absurde d’ignorer d’où nous venons : malgré bien des limites, les déclinaisons multiples de cette famille politique ont permis de forger une certaine conscience de la paix entre les peuples, de la solidarité entre les groupes sociaux ou de la dignité des plus vulnérables, qui sont un legs inestimable.
Quand la crise se fait chaque jour plus profonde, l’heure ne doit pas être au basculement vers les extrêmes mais au rehaussement et à l’élargissement des idéaux qui ont su donner corps à une certaine culture de l’altérité. Ce que le philosophe allemand Axel Honneth appelle une « approche reconstructive » : revisitons ce qu’une culture politique a pu avoir de meilleur, même si sa mise en œuvre s’est avérée insuffisante, plutôt que de vouloir « faire péter le système », tentation nihiliste sur laquelle surfent les extrémistes de tous bords. Dans la période de doute que nous traversons, l’heure ne doit pas être au grand soir mais à la lucidité et à la refondation.
Il est vrai qu’à première vue, le diagnostic de l’état de la gauche dans les pays occidentaux paraît particulièrement critique. Prenons le cas des partis en Europe : ceux de la famille social-démocrate ont subi en 2016 des défaites amères en Espagne, en Croatie, en Irlande, en Lituanie, en République Tchèque, et les lendemains en 2017 ne sont enchanteurs ni aux Pays-Bas, ni en France ni en Allemagne. Seuls 7 des 28 Etats-Membres sont gouvernés par des partis sociaux-démocrates, le groupe S&D a clairement été relégué par le PPE à la deuxième place au Parlement européen (189 contre 216 Députés Européens) et la Commission Juncker ne comprend que 8 Commissaires socialistes sur 28 membres. La famille social-démocrate européenne compte peu de leaders charismatiques disposant d’une stature et d’un avenir potentiel européens – ne viennent à l’esprit que Martin Schulz, Federica Mogherini ou, peut-être, Paul Magnette. Le Parti Socialiste Européen (PSE) reste quant à lui très peu audible et a entamé un processus de renationalisation interne qui, de fait, privilégie le plus petit dénominateur commun entre partis nationaux. Les velléités de vitaliser le PSE par un militantisme de base ont été reportées aux calendes grecques. Au niveau national, des partis comme le Labour et les Partis Socialistes français et espagnol sont traversés par de profondes déchirures internes.
Ce diagnostic critique est-il la résultante d’évolutions sociologiques plus profondes qui condamneraient à terme la social-démocratie européenne ? C’est ce qu’affirme Gérard Grunberg, directeur de recherche émérite CNRS à Sciences Po et spécialiste de la gauche : « La social-démocratie ne parvient plus à tenir ensemble les différentes composantes qui ont pu en faire une force populaire puissante et capable de gouverner au cours des dernières décennies. Gouverner dans le nouveau contexte de la mondialisation est de plus en plus difficile pour des partis dont la légitimité se fondait sur une redistribution croissante et la réalisation du plein-emploi. Classes moyennes et classes populaires divergent désormais, menaçant la structure même de la social-démocratie. »[4]
Deux problèmes majeurs méritent d’être soulignés ici. Le premier tient à la conception exclusivement redistributive de la solidarité qui a prévalu tout au long de l’histoire de la social-démocratie. Dans une période de croissance nationale soutenue, traversée par des risques sociaux importants mais standardisables (chômage, santé, vieillesse, etc.), cette approche avait beaucoup de sens. Elle a permis d’opérationnaliser la solidarité et d’en faire, à l’échelle nationale, un levier majeur de la vie commune. Mais dans des économies de services globalisées et numérisées, où les gains de productivité stagnent, où les capitaux jouent des frontières nationales, où les risques sociaux et environnementaux se diversifient, une telle approche est devenue insuffisante.
Elle ne parvient plus à rendre compte des problèmes vécus par les travailleurs – voire, plus largement, par l’ensemble des populations à risque. Elle conduit à accroître constamment le périmètre de la sphère marchande, puisque c’est de cet accroissement que dépend le prélèvement des ressources nécessaires au financement de la solidarité. Enfin et surtout, elle ne parvient plus à éduquer les comportements sur le long terme. A force de penser la solidarité sur un mode redistributif, la social-démocratie a occulté l’enjeu éducatif qui devait être le sien. La solidarité ne se résume jamais à un montant d’allocations, fût-il généreux. Elle commande une transformation en profondeur des comportements et des choix collectifs. C’est vrai pour les nouveaux risques du travail – que serait une prime de burn-out ? C’est encore plus vrai pour l’acquisition de modes de vie écologiquement soutenables. Face à la finitude des ressources naturelles, une révolution du quotidien s’impose : y sommes-nous prêts ?
Mais il y a un second aspect, tout aussi névralgique. La social-démocratie européenne souffre du fait que les questions socio-économiques, ses domaines d’expertise et de compétence reconnus, ne figurent plus parmi les premières préoccupations des Européens. Selon la dernière enquête Eurobaromètre du printemps 2016[5], lorsqu’on interroge les citoyens sur leurs principales préoccupations, l’immigration demeure en tête des problèmes auxquels l’UE doit faire face (48 %, – 10). Le terrorisme (39 %, + 14) reste le deuxième élément le plus fréquemment cité, un chiffre en très forte hausse depuis l’enquête précédente, réalisée à l’automne 2015. Il arrive loin devant la situation économique (19 %, – 2), l’état des finances publiques des États membres (16 %, – 1) et le chômage (15 %, – 2). Derrière cette « nouvelle » hiérarchie de priorités se cache, en réalité, une série de questions que la social-démocratie n’a jamais su prendre au sérieux : celles qui concernent son rapport à la culture, au sens large du terme. Par-là, il ne faut pas entendre seulement la référence aux arts – bien que cela demeure essentiel –, mais le fait que toute dynamique socio-économique soit elle-même inscrite dans des rapports de sens, des rapports sociaux porteurs de significations profondes pour la vie en société.
Cela concerne aussi bien les manières de résister à la violence, les relations hommes-femmes ou la place du religieux dans un monde sécularisé que l’ouverture aux autres cultures, l’expérience de la vulnérabilité ou l’horizon d’un mieux-vivre pour tous. Pendant trop longtemps, l’idée que le travail productif servait de « grand intégrateur » a masqué les enjeux propres à ces questions. Mais une telle dissimulation est aujourd’hui devenue intenable. Ces enjeux culturels réclament, à leur tour, des réponses spécifiques. Des réponses qui se résument pas à de « simples coups de menton » mais mobilisent des processus de négociation analogues à ceux qui ont longtemps servi de support au dialogue social. En d’autres termes, les défis culturels exigent de reconstruire des acteurs et des institutions à la hauteur des défis, ce que la social-démocratie n’a jamais su élaborer. Mais là encore, y sommes-nous prêts ?
Alors, ce référent politique tant décrié vit-il une crise d’agonie ? Nous ne le pensons pas. Sans invoquer, comme Henri Weber, directeur des études auprès du Premier secrétaire du Parti socialiste français, sa seule capacité de résilience[6], nous sommes convaincus qu’une refondation de la social-démocratie est possible, à condition de ne pas s’en tenir à faire renaître le passé mais à poser les jalons pour réinventer une social-démocratie européenne pour le XXIe siècle.
Par définition, cette réinvention ne peut pas se limiter à préserver une grande œuvre nationale, à travers le développement des « services publics administrés », la « réduction uniforme du temps de travail sur le territoire national », ou encore une conception jacobine de la loi, qui verrait dans celle-ci la concrétisation systématique de l’intérêt général. Si le développement d’une offre de services publics ou la diminution du temps de travail demeurent des enjeux de premier plan, il s’agit non seulement de réinventer des contenus, mais de changer d’échelle – concrètement de s’inscrire délibérément dans un cadre européen, tout en réaffirmant la hiérarchie des normes à l’échelle nationale ou l’ouverture de processus de négociation plus décentralisés, à l’échelle des territoires ou des bassins d’emploi par exemple. Car l’avenir de la social-démocratie et celui de l’Europe sont inextricablement liés. L’une a été en grande partie le fruit de l’autre ; l’une et l’autre sont dans l’obligation politique et morale de produire de nouveaux espoirs pour redonner du sens à l’action politique, légitimer l’action régulatrice et ouvrir la voie à de nouvelles manières de « se relier » mutuellement. Aucun des grands défis politiques actuels – ni la régulation de la finance, ni l’éradication du terrorisme, ni la maîtrise des flux migratoires, ni l’intégration des minorités, ni la lutte contre le réchauffement climatique – n’a de solution nationale.
Alors, que faire ? Voici 10 propositions pour une refondation :
- Exercer un droit d’inventaire sur les erreurs passées de la social-démocratie européenne doit être le point de départ du processus de refondation. Il ne suffit pas de rejeter sur les forces néolibérales et conservatrices la responsabilité de la crise, voire de la situation actuelle dans son ensemble. Le projet proposé par la social-démocratie doit redevenir positif avec un projet commun pour améliorer notre société au profit du plus grand nombre dans un contexte où l’individualisation de nos sociétés a nourri des intérêts personnels souvent contradictoires. Il est intéressant que le document stratégique de Gianni Pittella s’essaie à cet exercice trop rare d’autocritique : oui, la famille social-démocrate a échoué à établir une nouvelle gouvernance mondiale de la globalisation dans les années 90 et, oui, la gauche a trop souvent échoué à apparaître comme alternative claire aux politiques de la droite. A tel point qu’aujourd’hui le clivage politique majeur risque de ne plus être celui de la gauche et de la droite mais de l’ouverture sur le monde ou du repli national.
- Ce droit d’inventaire doit aller de pair avec un langage de vérité, au moment des élections européennes en particulier. Il est contre-productif de promettre des « lendemains qui chantent » et une « rupture avec le passé » lorsque les sociaux-démocrates ont une responsabilité directe dans le bilan de la Commission européenne sortante – pour mémoire, ils y représentaient un bon tiers des Commissaires – ou celui du Parlement européen – où l’écrasante majorité des textes est adoptée dans des constellations de coalition avec le soutien des députés européens du groupe S&D. Si rupture il doit y avoir, elle doit se faire vis-à-vis de la tendance à une renationalisation des politiques européennes, que l’on voit s’opérer à tous les niveaux : au niveau des partis politiques européens à travers la recherche de consensus sur base d’un plus petit dénominateur commun et l’octroi de fait de droits de veto aux partis nationaux ; par l’affirmation de la prééminence politique du Conseil Européen sur la Commission ; par le recours à une base intergouvernementale pour la création de mécanismes de gestion de crise ; par le moins-disant budgétaire pour les politiques de l’UE.
- Il est illusoire de céder à la tentation de construire des majorités à travers des alliances par défaut. La famille social-démocrate est aujourd’hui, clairement, la deuxième formation politique en Europe : elle doit prendre acte de ce qui est le résultat des urnes. Dans ce contexte, elle a tout intérêt à se restructurer sur des bases politiques et programmatiques saines plutôt que de chercher à « grappiller » des alliés pour des considérations tactiques incertaines. En clair, le prix à payer pour garder des formations à relents xéno- et homophobes au sein de la famille socialiste, comme le parti SMER du premier ministre slovaque Fico, met en évidence une absence grave d’homogénéité et de cohérence éthiques au plus haut niveau de l’appareil politique européen. Une telle situation prive la famille socialiste de toute légitimité dans ses attaques sur les régimes liberticides en Pologne et en Hongrie et se paiera dans les urnes européennes en 2019. La constance dans les principes et les valeurs est toujours payante en politique.
- Concrétiser la promesse de l’Europe sociale est devenu une question vitale pour cette famille politique. En la matière, une social-démocratie européenne renouvelée doit être en mesure de prendre des engagements forts mais réalistes. Au lieu de promettre tous les 5 ans, en amont des élections européennes, le grand soir d’une Europe sociale dont la déclinaison concrète est elle-même très disputée entre partis socialistes nationaux, il vaudrait mieux qu’elle défende l’idée que « la mission sociale de l’Union (doive) (…) s’exprimer dans tous les domaines d’activité de l’Union comme une véritable politique horizontale »[7]. Dits en d’autres termes : plutôt que de promettre par exemple un futur traité social qui reprendrait pour l’essentiel des dispositifs déjà existants mais non appliqués – et dont le niveau d’ambition se trouverait forcément limité par l’exigence d’unanimité au niveau du Conseil Européen, il est beaucoup plus prometteur de proposer une panoplie de mesures de progrès social dont, par exemple, la création d’une allocation chômage européenne, d’une agence européenne d’inspection du travail ou l’introduction d’une « règle d’or pour l’investissement social », permettant d’exclure certaines dépenses sociales du calcul du déficit public ou de fixer des seuils minima d’investissements sociaux. Parallèlement, la lutte contre le dumping social, le rapprochement des fiscalités qui pèsent sur l’activité économique et l’effort pour penser une redistribution efficace face à la financiarisation du capitalisme doivent demeurer des priorités et être promues par un combat continu, tenace et déterminé.
- Dans cette perspective, il est essentiel de se redonner une philosophie du travail face à la mondialisation des capitaux. Les politiques nationales de lutte contre le chômage sont parvenues à hisser celui-ci au rang de priorité absolue. Ces politiques ont cependant donné lieu à des résultats mitigés et ont abouti à ce que le travail soit le grand oublié des « ajustements » nécessaires aux améliorations de l’emploi. En faisant abstraction de l’une des expériences centrales de la vie en société, dans laquelle chaque citoyen découvre le prix de l’inégalité et de l’injustice, ces politiques ont opposé le travail et l’emploi au lieu de les articuler.
Surtout, elles ont abandonné à la seule tradition libérale l’enjeu politique majeur que constitue la capacité à qualifier ce qui est socialement juste. Ces dernières années, « le mérite individuel » s’est substitué à tous les efforts mis en œuvre par les politiques sociales (à l’échelle des Etats) ou les politiques de ressources humaines (à l’échelle des entreprises) pour énoncer ce qui devait être ou non accepté dans le monde du travail. Pourtant, les problèmes ne manquent pas…Travailleurs pauvres, emplois précaires, inégalités salariales, mais aussi « burn-out », situations à risque, exclus de l’intérieur : autant de défis qui auraient dû donner lieu à un vaste ensemble d’initiatives de la part de la famille social-démocrate, alors que l’OIT s’apprête à « fêter », en 2019, un siècle d’existence.
Il est vrai que, dans ce domaine, les injustices se sont largement diversifiées. Il est également vrai que les acteurs syndicaux sont trop souvent pris en étau, entre le déséquilibre des forces à court-terme et l’absence de vision à long-terme. Il vrai, enfin, que la double révolution numérique et individualiste a bouleversé des pans entiers de la vie de travail. Mais de telles secousses doivent mener à tout… sauf à l’inaction. Travail décent, travail digne, travail plus juste : des qualificatifs existent aujourd’hui, qui disent tous l’urgente nécessité de reconstruire une vision pour le travail humain, dans l’économie de services globalisée et numérisée qui est désormais la nôtre.
- De même, il importe de prendre à bras-le corps le défi écologique, en inscrivant la soutenabilité dans tous les domaines de la vie commune, face aux enjeux de la vulnérabilité des personnes, des ressources et des territoires. La famille social-démocrate européenne ne peut se limiter à défendre une approche quantitative de la croissance – laquelle repose sur le seul indicateur du PIB, la réduction des déficits et une approche productiviste de l’économie –, en particulier lorsque la croissance mesurée est de moins créatrice d’emplois durables. De fait, il importe de comprendre que la croissance n’est pas seulement un taux mais un type d’orientation économique déterminé par les politiques publiques[8]. Au vu de la réticence de la Commission Européenne à proposer une stratégie de développement à long terme qui prendrait la succession de la Stratégie Europe 2020, une opportunité programmatique se dessine sur ce sujet pour la famille social-démocrate – du type « Nouvelle Europe » avec un plan quinquennal 2020-2025 fondé sur des priorités politiques claires et un budget européen à la hauteur des enjeux.
Après avoir trop longtemps fermé les yeux sur la prédation des ressources naturelles accompagnant le développement capitaliste, il s’agit désormais d’organiser une double révolution : technologique, dans les capacités d’extraction et de traitement d’énergies non-polluantes ; comportementale, dans la capacité à générer des activités sobres en consommation de matière, mais riches en services relationnels. Plus largement, l’horizon est bien de formuler un projet de civilisation qui, face à l’accélération généralisée des rythmes et des flux, érige la soutenabilité en principe de réorganisation des relations sociales dans tous les domaines de la vie en commun.
La notion de « travail soutenable » peut être un point d’appui intéressant. Mais d’autres perspectives suscitent également l’intérêt, à l’instar de celle de « care ». Contrairement à bien des stéréotypes, « prendre soin » n’ouvre ni sur un affaiblissement de la solidarité ni sur une société naïvement protégée de l’affrontement entre groupes sociaux. Il s’agit plutôt de situer l’exigence de solidarité aux extrêmes de la vie humaine (naissance, grand âge, mais aussi handicaps, etc.) pour résister, d’une part, à la « marchandisation de l’humain », que le capitalisme est tenté de mettre en œuvre dès lors qu’il s’adresse aux plus faibles, mais aussi, d’autre part, à sa bureaucratisation, devant un Etat social essentiel à la cohésion sociale mais incapable de prendre en charge l’altérité au quotidien.
Il s’agit également d’attaquer les inégalités à leur source, en ne se limitant pas à une solidarité uniquement compensatrice et en donnant une véritable égalité des chances aux premiers concernés par ces questions. Le développement d’une politique de « care » suppose d’appuyer les activités de soutien entre personnes, mais cela n’exclut pas la création de nouvelles institutions.
- Investir plus clairement des thématiques qui ne sont pas les spécialités originelles de la social-démocratie européenne. Celle-ci doit être en capacité d’arrêter des positions clairement identifiables dans des domaines comme la sécurité ou les migrations, pour lesquels elle a pu, dans le passé, laisser un monopole ou chercher à imiter d’autres partis, en règle générale de droite[9]. Sur ce terrain, elle a trop souvent donné l’impression de céder aux modes sans avoir de doctrine propre, en matière de sécurité, de défense européenne ou de renseignement, mais aussi de défense des droits fondamentaux face à la mondialisation néolibérale ou de de place de l’Europe dans la géopolitique internationale.
On n’oubliera pas, à cet égard, la véritable « leçon de choses » donnée par Angela Merkel au plus fort de la crise des réfugiés, quand elle engageait son pays dans une politique d’accueil courageuse, à l’heure de la montée de l’extrême droite en Allemagne et en Europe. Celle qui, aujourd’hui encore, refuse d’envisager un assouplissement du pacte de stabilité, une mutualisation des dettes nationales ou une politique d’investissement dans les infrastructures publiques à l’échelle de l’Union. Plutôt que de se lamenter de la relative aphonie des sociaux-démocrates au niveau européen sur ce sujet, il faut prendre cette situation comme un événement et un problème : saluer le courage de certains décideurs dont on ne partage pas les idées, mais s’interroger sur la crise de la parole publique dans les enceintes de la social-démocratie, devenue peureuse ou ignorante de ses propres idéaux.
Il est vrai que, dans ces domaines, une clarification s’impose entre la réaffirmation de « principes » et la formation de compromis concernant leur « mise en œuvre ». Nul Etat membre n’est en mesure de répondre, à lui-seul, aux conséquences migratoires des conflits du Proche-Orient – l’Italie et l’Espagne le savent mieux que d’autres. Mais une telle difficulté ne peut avoir pour conséquence de renoncer aux principes constitutifs d’une tradition politique. Face aux Printemps arabes et à la guerre en Syrie, la voix de la social-démocratie européenne a tremblé, quand elle aurait dû parler avec force et constance. En la matière – faut-il le rappeler ? –, le principe, c’est l’accueil. La négociation porte sur les moyens, les conséquences, la mise en œuvre. La social-démocratie européenne s’est enlisée en transigeant sur l’essentiel.
- « Se ré-institutionnaliser » : organiser la régulation des nouveaux champs économiques comme marqueur de l’action politique. L’idéologie social-démocrate a toujours reposé sur la foi dans la capacité des autorités publiques à réguler l’activité économique. Aujourd’hui le défi à relever est d’apporter des réponses de régulation dans l’économie circulaire, l’industrie 4.0, etc. Certes, l’excès de réglementation peut tuer l’innovation mais l’absence de mesures réglementaires génère elle-même de l’incertitude, susceptible d’inhiber les investissements et le développement du secteur. En règle générale, tout cela aboutit au moins-disant en termes de droits sociaux et de droits du consommateur. Il est d’ailleurs saisissant, d’un point de vue social-démocrate, de faire le parallèle entre le coût de la non-régulation et le coût de la non-Europe dans ces nouveaux champs économiques[10].
Pour relever le défi, la social-démocratie européenne doit redéfinir les cadres institutionnels de l’activité économique mondialisée : traités internationaux valorisant les personnes ou les Etats plus que les biens et services marchands, Etats sociaux visant à organiser la continuité des revenus et des droits face à la discontinuité des activités, développement d’un impôt (Piketty) ou d’une allocation (Van Parijs) universels en vue de réduire les inégalités massives, politiques d’investissement dans les infrastructures publiques devant permettre aux populations les plus discriminées d’accéder à des biens communs de proximité, etc. Sur tous ces aspects, une social-démocratie renouvelée doit faire preuve d’ingéniosité et de réalisme, en encastrant les échanges marchands dans des dispositifs qui, sans les étouffer, les réinscrivent dans la perspective d’une société plus juste.
- Se « désinstitutionnaliser » : s’appuyer sur les résistances et l’inventivité des mouvements sociaux pour agir politiquement. De par sa longue participation à l’exercice de gouvernement à tous les niveaux – européen, national, régional et local –, la famille social-démocrate souffre d’être identifiée au pouvoir en place. Un élu ou un candidat social-démocrate apparaît désormais plus comme l’incarnation du « système » que comme le vecteur de revendications de la part de ceux qui souffrent d’injustices sociales ou qui dénoncent des insuffisances de la démocratie représentative[11]. Il est pourtant urgent de trouver les réponses face à ce sentiment diffus de « dépossession » (Gianni Pittella, Judith Butler), de plus en plus prononcé dans l’ensemble des sociétés européennes et sur lequel l’extrême droite surfe allégrement. Pour ce faire, elle doit être moins dans la défense des « bilans » » et davantage se mettre en capacité de proposer des perspectives en offrant une vision à mettre en œuvre, non seulement à travers les programmes de parti ou les structures de l’Etat, mais aussi, de façon plus décentralisée, à travers les dynamiques associatives, la négociation collective et les autres processus participatifs issus des mouvements sociaux, sur lesquels la social-démocratie reposait antérieurement.
Sans idéaliser ces derniers, on doit prendre la mesure de la transformation socio-culturelle qui s’opère sous nos yeux : le combat pour la régulation de la mondialisation commence là, l’inventivité aussi. Pour autant, rien ne se serait plus dangereux que d’opposer société civile et institutions : les deux sont absolument nécessaires à une action politique transformatrice. Le rôle d’une social-démocratie repensée est de connaître ces initiatives, d’en saisir la portée normative et de leur donner le cadre institutionnel nécessaire pour qu’elles permettent de faire aboutir les transformations nécessaires.
Se « désinstitutionnaliser » signifie donc, dans la continuité des travaux de sociologues comme l’Allemand Wolfgang Streeck ou le Portugais Boaventura de Sousa Santos, d’accepter et de mettre en œuvre un changement de logiciel dans l’offre et la communication politiques. L’enjeu pour les gauches d’aujourd’hui n’est plus de convaincre de l’inéluctabilité (cette fameuse « Alternativlosigkeit »[12] chère à Angela Merkel) de telle ou telle orientation choisie en invoquant l’autorité de « l’expertise technocratique ». Il s’agit certes toujours de produire de nouvelles alternatives mais aussi de reconnaître les alternatives qui existent déjà dans la société. Selon les mots de Boaventura de Sousa Santos, « il faut une pensée alternative sur les alternatives ».
- Reste l’horizon même du projet politique européen, qu’il est devenu urgent de reformuler pour résister aux tentations ultra-conservatrices de « récit national », dont on voit mal à quoi elles peuvent mener sinon à une concurrence toujours plus poussée des cultures et des nations. La paix – au sens de l’absence de conflit armé qui a prévalu en Europe – a longtemps formé l’épine dorsale du discours européen. Mais elle était elle-même une forme historique particulière : dans le contexte de la guerre froide, elle s’était forgée sous la menace du bloc soviétique, tout en étant travaillée par l’enjeu de l’égalité que, de son côté, le communisme cherchait à déployer à grande échelle par l’entremise de l’Etat totalitaire. Sa mise en œuvre allait de pair avec le développement des Etats-providence et l’existence de solidarités instituées qui, rétrospectivement, honorent la social-démocratie européenne. Or, près de trois décennies après la chute du Mur de Berlin, alors que la transmission mémorielle des guerres mondiales s’affaiblit, cette forme historique a vécu. Dire cela ne doit pas conduire à en sous-estimer les acquis considérables. Mais pour les nouvelles générations, ce « discours de la paix » ne porte plus, quand il n’est pas devenu contre-productif.
De fait, la violence a pris de nouvelles formes, à fois plus éruptives (le terrorisme djihadiste en est l’expression même) et plus diffuses (ces violences internes à nos modes d’organisation dont on ne parle plus). Parallèlement, la solidarité est en panne et le cynisme fait son grand retour dans l’espace public. Pourtant, la créativité et l’intelligence collectives n’ont sans doute jamais été aussi patentes, à tous les étages de la société.
Il est donc temps pour l’Union européenne, non pas d’édicter un projet en se référant à des « valeurs abstraites » que le réel contredit quotidiennement, mais d’accompagner cette reformulation de notre rapport au monde. La paix doit être réécrite dans le sens d’une résistance aux différentes formes de violence, à commencer par celles qui font mourir des milliers de réfugiés aux portes de l’Europe. La solidarité doit contribuer à forger de nouvelles régulations, mais aussi de nouvelles coopérations avec les plus vulnérables. Devant le grand retour du cynisme, l’intelligence doit œuvrer au développement de sociétés ouvertes, permettant de faire de la pluralité des modes de vie, des cultures et des formes économiques un véritable patrimoine collectif.
Cet effort implique la capacité de penser hors des cadres institutionnels existants ou, en tout cas, de ne pas mettre les seules questions institutionnelles au cœur de la réflexion social-démocrate. Au niveau européen, cela devrait conduire à soutenir, plus que jamais, l’exigence d’égalité des citoyens européens « par-delà les frontières nationales » et, plus fortement encore, l’ambition de construire une « république européenne »[13]. Qui sait si s’engager dans cette voie n’aurait pas bien plus d’effets qu’on ne le pense ? A nos yeux, elle devrait permettre à la social-démocratie d’être – enfin ? – en phase avec une tendance majoritaire dans l’opinion publique : selon le sondage Eurobaromètre précité, deux tiers des Européens (66 %, + 2) se sentent citoyens de l’UE. Ce sentiment est partagé par une majorité de répondants dans 26 États membres. L’histoire européenne peut prendre un autre cours que celui de la désintégration et de la renationalisation. Dans la crise profonde que nous traversons, il n’est pas trop tard pour agir.
par #LosAmigosenEuropa – Cercle de réflexion progressiste sur l’avenir de l’Europe et des gauches,
basé à Bruxelles @EuropeGauche https://europegauche.wordpress.com/
[1] http://www.socialistsanddemocrats.eu/europe-together
[3] http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/10/19/requiem-pour-la-social-democratie_5016344_3232.html#szMvjgIHxeAO5msU.99
[4] http://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2016/10/17/gerard-grunberg-la-candidature-meme-de-francois-hollande-est-en-question_5014981_4854003.html#OHFKcX2D6q7AzWDU.99
[5] http://ec.europa.eu/COMMFrontOffice/publicopinion/index.cfm/Survey/getSurveyDetail/instruments/STANDARD/surveyKy/2130/
[6] http://www.lopinion.fr/edition/politique/henri-weber-ps-social-democratie-est-force-extraordinairement-111212
[7] Fernandes Sofia et Rinaldi David, « L’Europe sociale existe-t-elle ? », Institut Jacques Delors, 07 Septembre 2016. http://www.institutdelors.eu/011-23531-L-Europe-sociale-existe-t-elle.html
[8] Michael Jacobs & Mariana Mazzucato (éd.), Rethinking Capitalism, Political Quarterly Monograph series, Juillet 2016
[9] Bröning Michael, « How the European Left Can Survive », Politico, 27 octobre2016
[10] Service de recherche du Parlement européen, The Cost of Non-Europe in the Sharing Economy (Le coût de la non-Europe dans l’économie du partage) http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2016/558777/EPRS_STU%282016%29558777_EN.pdf
[11] Raed Saleh, “Von der Volkspartei zur Staatspartei“, Der Tagesspiegel, 27 septembre 2016
[12] Von Altenbckum Jasper, « Politik als Kampagne », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 octobre 2016, p.1
[13] http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2016/06/28/une-republique-europeenne-pour-redonner-de-l-elan-a-une-democratie-europeenne_4959786_3232.html > Ulrike Guérot, Warum Europa eine Republik werden muss – eine politische Utopie, Dietz Verlag, Bonn, 2016