« La cohésion sociale? Comment convaincre tout un peuple que le modèle économique et social qui a fait son succès, sa prospérité, sa puissance, est obsolète et doit impérativement être révisé ? Comment lui expliquer que sans ce changement la faillite est inéluctable, tandis que pendant ce temps les choses continuent comme avant sans que l’on ressente encore le danger, même si l’on en perçoit les premiers effets ? «
« Lénine, dont nous ne suivrons pas l’exemple révolutionnaire, mérite au moins d’être écouté sur un point : «L’avant garde ne remplit sa mission que lorsqu’elle sait ne pas se détacher de la masse qu’elle dirige, lorsqu’elle sait véritablement faire progresser toute la masse. » En termes chronologiques, il ne faut pas avoir raison trop tôt. En termes politiques, il faut savoir convaincre, susciter l’adhésion de toutes et tous à un mouvement.
Notre modèle économique et social est fondé sur un consensus issu du Conseil National de la Résistance. Il a fait la force de nos « Trente Glorieuses », il a permis la reconstruction rapide de notre appareil de production, certes avec l’appui américain, mais tout en consolidant le versant social indispensable à l’adhésion de chacun au projet collectif. Puis, à mesure que d’autres concurrents surgissaient, que des chocs pétroliers nous avertissaient déjà de la nécessité de réviser ce modèle, de l’adapter, nous avons préféré persévérer, certes en développant une industrie nucléaire de premier rang, mais aussi et surtout en compensant par la dette chaque perte de gain de productivité, chaque hausse du chômage, chaque perte de marchés à l’exportation. Avec la montée des inégalités pour dommage collatéral à terme explosif : inégalités d’accès au marché du travail, inégalités de patrimoine, de revenus, d’accès aux soins, d’accès au logement, etc.
Mais tant que la dette est soutenable, c’est-à-dire acceptable aux yeux du marché, alors tout va bien.
Jusqu’ici, tout va bien.
Jusqu’ici, tout va bien…
Et puis la crise des « subprimes » a propulsé notre dette publique vers un sommet jusque-là inconnu. Cette crise nous a appris que notre dette pouvait augmenter de 20 à 30 points de PIB en quelques mois seulement… la vérité énoncée par Michel Rocard par exemple sur les retraites, mais ignorée parce que parlant d’une avant-garde trop lointaine, cette vérité est soudain devenue une évidence. Plus que la réduction des déficits publics et de la dette publique, plus que la réduction des dépenses, c’est tout un modèle économique, qui finance par ailleurs notre modèle social, qui doit impérativement être revu, remodelé.
Oui, mais comment ? Et pour aller où ? Autrement dit, remettre en cause un modèle, en bâtir un nouveau, ne relève pas de la simple mécanique mais d’un consensus hautement politique : où veut-on aller ? Pourquoi ? Et comment ? Le choix du cap peut relever de la vision d’une personne qui, tel le berger, guide un troupeau aveugle et incapable de dire ce qu’il veut. Cette vision fait écho au culte du chef, du sauveur. La France en crise serait perdue sans son sauveur, incapable de créer, d’innover, de s’organiser… c’est le mythe de Napoléon ou de De Gaulle… la lucidité invite à regarder cette image d’un autre angle : ce sont Napoléon et De Gaulle qui ont un temps su incarner l’imaginaire français, de même que c’est l’imaginaire collectif français qui fait l’importance de la présidentielle. Ce n’est pas le leader qui forge l’imaginaire et l’horizon français. Mais l’imaginaire collectif français dans lequel le leader doit se glisser.
Deux visions de la réforme s’opposent donc. La décision verticale versus la négociation. La première approche, plus autoritaire, fait davantage écho aux méthodes de droite, la seconde pourrait devenir sous peu une marque politique de la gauche réformiste. Non pas que le contrat n’ait jamais existé en France, mais force est de reconnaître que la mécanique décisionnelle, jusque dans le domaine économique, faisait la part belle à une expertise dominante et à la règle, aux dépens du choix. La droite fonde la méthode décisionnelle sur le culte du chef, lorsque les conclusions de ses doctrines ne peuvent dicter une direction, comme le libéralisme fondé sur une soi- disant rationalité des individus, invite à suivre la marche du marché. Qu’on le comprenne bien : l’individu rationnel est parfaitement idiot, car dépourvu de morale, de culture et de famille. C’est un égoïste dépourvu d’affect.
A nos yeux, la méthode de la négociation, associant tous les corps et collectifs concernés, est un marqueur politique majeur : tout en assumant l’utilité du marché, nous estimons que son fonctionnement mécanique est non seulement insuffisant, mais même dangereux s’il est laissé libre de dériver vers ses propres objectifs. Plus que le seul débat de la frontière entre l’Etat et le marché, c’est le contenu et les acteurs sur marché qui méritent révision. A l’instar de l’arrivée de représentants du personnel au conseil d’administration d’une entreprise, l’implication de tous les acteurs au projet collectif suppose l’implication, pour le moins, des corps intermédiaires, dans le fonctionnement du marché.
Susciter l’adhésion de chacun au projet collectif : passer du jacobinisme à la décentralisation, de la décision ultra verticale à l’association de tous à l’accord. La méthode de la négociation sans craindre le débat, est un marqueur de gauche. La gauche n’a pas peur du débat, qu’il soit interne à ses rangs ou avec ses adversaires politiques. Cette méthode place l’écoute des mouvements de la société, ses évolutions, au coeur du cadre de la République. C’est le peuple qui impulse un mouvement, pas une décision descendante. C’est le débat qui associe tout le peuple qui oblige les experts et décideurs à écouter la France. Cela n’exclut pas le leadership. Mais comme le cherchait Jean Jaurès en suscitant le débat, on oblige les décideurs à le considérer pleinement. C’est à ces conditions que le leader pourra faire appel à la Nation pour l’aider à refaire de la France le grand pays européen, indispensable à la conduite de l’Union européenne, et donc indispensable pour que l’Europe pèse à son tour sur le cours du monde.
Cette méthode fait d’autant plus sens que chaque individu se voit doté d’une capacité sociale lui permettant de mener à bien son projet individuel adossé aux moyens collectifs. En d’autres termes, la redistribution doit être développée le long de ce nouvel axe : les capacités sociales, celles qui permettent à chacune et chacune de tracer son chemin, de faire aboutir ses projets. L’égalité des chances est ex ante et surtout ex post inégalitaire ; la redistribution des capacités sociales est le matériau de l’égalité des possibles : elle est un marqueur de gauche.
Susciter l’adhésion de chaque individu au projet collectif, donner les moyens à chacune et chacun de prendre sa part dans le projet collectif, sont au fondement de la cohésion sociale. Cette cohésion sociale est la condition nécessaire au redressement de la France. Plutôt que de se laisser accabler par le discours sur la mondialisation qui s’impose et impose donc ses règles à l’Europe, ce à quoi la France devra donc bien se ranger, nous proposons le chemin inverse : redonner à la France sa cohésion sociale, son projet collectif auquel chaque individu adhèrera, pour que la France reprenne sa place en Europe, pour que l’Europe prenne toute sa place dans la mondialisation.
Une méthode collective pour un cap partagé
Pour atteindre un cap qui donne une vision de ce que sera la France de demain, nous devons éclairer les enjeux et les mettre en débat mais nous devons aussi jalonner ce cap de différentes étapes et leurs échéances pour que chacun et chacune puisse mesurer le chemin parcouru et vérifier que la direction empruntée est la bonne. La méthode décrite ci-dessus est d’autant plus importante que pour passer de notre France actuelle avec les difficultés que nous connaissons à une France plus compétitive plus équilibré, plus juste et plus solidaire, nous devons expliquer comment nous emmènerons le plus grand nombre dans cette voie ambitieuse et essentielle. Nous devons réussir des transitions technologiques, professionnelles, sociétales et institutionnelles. Et cela passe par la mobilisation de toutes les composantes de la société : collectivités, entreprises, associations, syndicats, citoyens. Il faut que chacun mesure les bénéfices qu’apporte la mutation vitale en cours pour retrouver le chemin de la croissance, de l’emploi de la compétitivité des entreprises et du pouvoir d’achat des salariés.
Cette méthode doit servir le dramatique besoin de notre pays en emplois, en solidarité et en justice sociale. Elle doit permettre de réduire les dépenses inutiles. Elle doit permettre de prendre mieux en compte ntre jeunesse pour lui offrir une éducation de qualité et adaptée à notre société contemporaine. Elle doit dans le même temps mieux favoriser l’accompagnement du vieillissement de notre population pour que la dignité soit au rendez-vous de tous les instants. Elle est au fondement d’une co-construction intergénérationnelle du vivre ensemble au quotidien.
De même, la transition écologique, qui englobe la transition énergétique, parce qu’elle concerne tout le monde, y compris les générations futures, doit faire l’objet d’un consensus solidement adossé à un débat associant tous les acteurs, tous les citoyens. De ce débat doit émerger le cap de cette transition énergétique, les moyens que la société lui attribue, son calendrier, etc. Elle est mobilisatrice pour le plus grand nombre car elle donne à lire en terme environnemental, social et économique. Elle participe à réduire le déficit public en général et particulièrement le déficit du commerce extérieur qui est notre point faible avec nos importations à hauteur de 70 milliards d’euros de combustibles fossiles et d’uranium. Elle est porteuse d’emploi au regard des travaux qu’elle implique en termes de rénovation thermique des logements ou encore des travaux concernant les infrastructures de transports. Et enfin elle participe à un effort de recherche et de développement et donc de montée en gamme de nos entreprises. La transition écologique va de pair avec la ré-industrialisation de la France et une politique industrielle active, qui songerait à investir les actifs liquides dans ce vaste domaine de restructuration et de modernisation de l’appareil productif. On pourrait même imaginer un fonds public – de type « public equity » – garantissant des taux d’intérêt stable à long terme (sur une période de ~10 ans) ?
La décentralisation et la rationalisation de nos institutions doivent être aussi l’occasion d’approfondir notre démocratie, au-delà de la réduction des coûts de fonctionnement : une telle transformation ne peut se faire sans associer de chacune et chacun à ce projet colossal. La place du dialogue social entre partenaires sociaux dans la création de normes sociales dans notre pays est une question à mettre sur la table des discussions. Comment ce dialogue social se conjugue avec la démocratie parlementaire et encore avec les décisions gouvernementales, en ayant à l’esprit que chaque légitimité doit être scrupuleusement respectée ?
La création des espaces de dialogue avec les autres composantes de la société civile doit être impulsée à tous les niveaux territoriaux à l’instar de la gouvernance à 6 qui est naît du Grenelle et de ses suites (Plateforme RSE, Conférences environnementales). En effet, la gouvernance est composée de différents pôles comme les organisations syndicales, les organisations patronales, les associations, les institutions, les élus, les personnes qualifiées ou les experts par exemple. Tous ces éléments sont à mettre en débat et font partis du cap, car cela concourt à la redéfinition du pacte républicain. Enfin, ce cap doit réhabiliter l’impôt et la fiscalité en faisant de la pédagogie sur ces instruments, leur utilité et le sens pour une société plus juste et solidaire. Cela passe par une visibilité accrue, une simplification des procédures, un ciblage précis des objectifs et une évaluation de ce que cela produit avec une possibilité d’ajuster voire de retirer les dispositions qui ne donnent pas le résultat escompté.
Relever les défis qui nous sont posés pour dessiner une France conquérante avec l’Europe et dans la mondialisation, implique de gérer des bouleversements, de questionner nos certitudes et nos habitudes, d’interroger nos repères de toutes sortes. Bref, faire le choix d’aller sur cette voie de la renaissance de notre société ne peut que se faire en acceptant de raisonner dans un cadre intégrant la question du risque. Le risque peut s’entendre comme celui lié aux technologies, à la réputation, à l’environnement ou aux effets sociaux de prises de décisions. Il est alors géré dans le cadre de la gouvernance à 6, dont la commission nationale pour le débat public est un exemple qui comprend d’ailleurs des limites. Le risque peut aussi être lié au fait que les résultats des politiques menées soient plus longs à venir que prévu initialement.
C’est le langage politique qui doit permettre de replacer le sens de l’action. Toute action est en effet acceptable par la population si on en explicite le sens. C’est tout ceci qui doit aujourd’hui être mis en exergue, notamment en définissant le cap et les perspectives de la nouvelle France, et en fondant la transformation de la France sur la cohésion sociale, à savoir en se donnant les moyens de l’adhésion de chaque individu au projet collectif, donc en préférant le débat, c’est-à-dire le choix, à la règle. «
Par François Hada, Patrick Pierron