Faut-il parler de « Commission Juncker » ou de « Commission Selmayr » ? Après la nomination, hier, du tout puissant chef de cabinet de Jean-Claude Juncker, Martin Selmayr, au poste clef de secrétaire général, on peut se poser la question. Etre à la tête de cette véritable tour de contrôle de l’administration communautaire va permettre à cet Allemand de 47 ans, inconnu du grand public, d’avoir la haute main non seulement sur les affaires internes de l’exécutif européen, mais aussi sur sa politique (toutes les décisions transitent par le secrétariat général).
Mieux : il s’est assuré de garder le contrôle total du cabinet de Juncker en nommant des affidés qui ne prendront pas le risque de lui déplaire. Le fait que Juncker soit descendu en salle de presse, en plein milieu de la réunion du collège des commissaires, pour annoncer cette promotion est sans précédent: on avait vraiment l’impression d’assister à une passation de pouvoir. « C’est un coup de maître qui va lui permettre de façonner la Commission à son idée, ce qu’il a commencé à faire en virant des directeurs généraux (équivalent des directeurs d’administration centrale)qu’il n’aimait pas, et de se rendre indispensable au prochain président qui devra longuement réfléchir avant d’oser se passer de ses services », juge-t-on à Paris.
Le plus grand secret
Cette nomination est une surprise totale. Les 27 commissaires ont été mis devant le fait accompli par Juncker alors qu’ils auraient dû avoir leur mot à dire. Tout s’est passé dans le plus grand secret et très rapidement afin de prévenir toutes les résistances internes, mais aussi d’éviter l’interférence des Etats membres. Car, après tout, Selmayr, s’il connaît bien la Commission, n’a jamais travaillé dans les services. Il a successivement été porte-parole puis chef de cabinet de la commissaire luxembourgeoise Viviane Reding, entre 2004 et 2014, avant d’être chef de cabinet de Juncker. Autant dire que cette carrière express (précédée d’une promotion au plus haut grade de la Commission en 2017) est sans précédent dans l’histoire de l’institution.
Mais la soif de pouvoir de Selmayr et son peu de respect des usages internes étant des secrets de polichinelle, le poste de secrétaire général lui était promis. Il a d’ailleurs veillé à nommer un Néerlandais en fin de carrière, le peu combatif Alexander Italianer, lorsqu’il a fallu remplacer, en 2015, l’Irlandaise Catherine Day nommé à ce poste en novembre 2005 par José Manuel Barroso…
Selmayr au centre du jeu
Sauf que cette nomination intervient beaucoup plus tôt qu’attendu, le mandat de Juncker ne se terminant que le 31 octobre 2019. D’ailleurs Italianer, qui n’a pas atteint la limite d’âge, a été poussé à la démission pour laisser la place libre (tout en étant récompensé par un placard doré)… En fait, le grand mercato des nominations européennes ayant déjà commencé, il devenait urgent de renforcer la position de Selmayr. Ainsi, le nouveau président de l’Eurogroupe (le ministre des finances portugais Mario Centeno) a été élu le 12 janvier et le futur vice-président de la Banque centrale européenne (le ministre des finances espagnol Luis de Guindos) a été désigné le 19 février. Vont suivre l’élection de plusieurs membres du directoire de la BCE dont le mandat arrive à échéance d’ici 2020, y compris celui du successeur de Mario Draghi.
Surtout le PPE, le parti conservateur européen, va désigner en octobre sa tête de liste pour les élections européennes. Celle-ci a toutes les chances de devenir le prochain président de la Commission, tant le PPE domine de la tête et des épaules l’échiquier politique de l’Union (système dit des « Spitzenkandidaten »). A cette liste s’ajoute la présidence du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement actuellement occupé par le Polonais Donald Tusk (PPE).
Selmayr entend bien peser sur le choix de cette tête de liste afin de le contrôler. Pour comprendre la partie de jeu de go en cours, il ne faut pas oublier que ses mentors ne sont autres que l’actuel ministre des finances Peter Altmaier et l’eurodéputé CDU Elmar Brok, deux proches de la chancelière Angela Merkel. Or, la CDU contrôle le PPE, relais de l’influence allemande à Bruxelles. Ce qu’a réussi Selmayr, c’est de concentrer entre ses mains un pouvoir sans précédent qui va lui donner une voix prépondérante pour peser sur les choix de la CDU et du PPE: il ne faut pas perdre de vu qu’il va rester le vrai chef de cabinet de Juncker, la nouvelle cheffe de cabinet n’étant autre que l’Espagnole Clara Martinez qui était jusque là son adjointe : comme elle lui doit tout, elle n’aura rien à lui refuser. Mieux : elle est donnée partante d’ici à la fin de l’année pour un poste de direction que choisira Selmayr. Le nouveau chef de cabinet adjoint, lui, est un fonctionnaire junior doté du double passeport polono-britannique, deux pays qui ne pèsent plus grand chose dans l’Union. Autrement dit, on est loin d’une équipe de poids lourds… La ligne directe Juncker-Selmayr ou Selmayr-Juncker est loin d’être rompue.
Les Allemands aux commandes
Il est frappant de constater que trois institutions sur quatre ont désormais des secrétaires généraux allemands : outre la Commission, le Parlement européen (Klaus Welle) et le Service européen d’action extérieure (Helga Schmid). Cela aurait pu être quatre sur quatre si l’Allemand Uwe Corsepius n’avait pas préféré quitter son poste au conseil des ministres pour retourner à la chancellerie allemande en 2015 après quatre ans passés à Bruxelles pour laisser la place à un Danois… Un appétit allemand qui ne se dément pas : alors qu’ils occupent déjà la direction de la Banque européenne d’investissement (Werner Höyer), du Mécanisme européen de stabilité (Klaus Regling) et du Conseil de résolution unique des crises bancaires (Elke König), les Allemands visent désormais la BCE, le président de la Bundesbank, le faucon Jens Weidman étant quasiment candidat. Et Juncker a confié la préparation du futur cadre budgétaire de l’Union, le nerf de la guerre, au commissaire allemand, le très contesté Gunther Ottinger qui, par ailleurs, a aussi en charge la direction de l’administration de la Commission… Et ce sont eux, via le PPE, qui décideront qui présidera la future Commission. Une prééminence allemande qui a de quoi inquiéter Paris.
Selmayr, qui a fait désigner Michel Barnier comme négociateur du Brexit, entend donc bien faire du Français le candidat du PPE, ne serait-ce que parce qu’il faut bien un Français à un poste de direction. Mais il entend bien le contrôler en transformant le secrétariat général en forteresse inexpugnable. Une perspective qui n’enchante guère Paris, même si certains ne désespèrent pas de voir « le Savoyard » se rebeller. Mais En Marche n’étant pas membre du PPE, Emmanuel Macron n’aura pas voix au chapitre.