Dirigeant emblématique de la CFDT de 1971 à 1988, Edmond Maire, mort à 86 ans, fut l’artisan du « recentrage » de la centrale syndicale. Avec un humour dont on le croyait, à tort, dépourvu, lui, l’intellectuel froid, confiait qu’amateur de bridge et de poker il aurait pu faire un bon joueur professionnel. Mais Edmond Maire, qui est mort dimanche 1er octobre à 86 ans, a été sa vie durant syndicaliste. Pendant dix-sept ans, il a incarné la CFDT, cette organisation aussi dérangeante qu’il était lui-même imprévisible. Au-delà, il a personnifié le syndicalisme et a su, plus qu’aucun autre, disséquer les causes de son affaiblissement tout en s’efforçant de lui ouvrir un chemin d’espoir. Pionnier d’un nouveau syndicalisme, le visionnaire n’a pu aller au bout de son action. Mais la puissance et la pertinence du message restent.
Né le 24 janvier 1931 à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis), Edmond Maire grandit dans une famille nombreuse – il a six frères et sœurs – et très catholique. Un frère et une sœur entreront dans les ordres, mais lui restera « agnostique ». Son père est cheminot à la gare du Nord et sa mère quitte la SNCF pour élever ses enfants. La famille peine à joindre les deux bouts. L’atmosphère est austère. Le jeune Edmond effectue une scolarité très moyenne au lycée Jacques-Decour, à Paris, et arrête ses études après son premier bac.
Projeté à 18 ans dans le monde du travail, il démarre comme aide-laborantin chez Valentine, une entreprise de peinture. Bridgeur et sportif, il sacrifie ses loisirs en suivant, le soir, les cours du Conservatoire national des arts et métiers, une formation qui aurait pu lui permettre d’être ingénieur chimiste. Au retour de son service militaire, dont il ne gardera en souvenir que ce nez cassé de boxeur qui contribuera, avec sa crinière indisciplinée et sa pipe, à forger son image, Edmond Maire entre comme technicien dans un centre de recherches de Pechiney à Aubervilliers. Très vite, sa vie bascule.
Père spirituel
En 1954, à peine embauché, il prend sa carte à la CFTC. La même année, il se marie. De son union avec Raymonde Le Goff naîtront trois fils. Edmond Maire se fait rapidement remarquer, au point d’être convoqué par son patron, un tantinet paternaliste, à propos de son premier tract – « Nous sommes socialistes et révolutionnaires » – d’une tonalité à laquelle le syndicat ne l’avait jusqu’alors pas habitué. S’il se définit comme « politiquement et syndicalement inculte », il fait son éducation en accéléré.
Dès 1956, il figure parmi les participants aux réunions de Reconstruction, ce bureau d’études qui, depuis dix ans, sous la houlette de Paul Vignaux, fondateur du Syndicat général de l’éducation nationale, veut couper le cordon ombilical qui lie la CFTC à l’Eglise catholique. Avec Paul Vignaux, « le boss », comme il l’appelle affectueusement, c’est un coup de foudre intellectuel. Guidé par son père spirituel, il saute le pas. En 1958, il devient permanent du Syndicat de la chimie de la région parisienne, c’est-à-dire syndicaliste professionnel. « J’ai beaucoup hésité, racontera-t-il plus tard dans le livre La Deuxième Gauche,d’Hervé Hamon et Patrick Rotman (éd. Ramsay, 1988). J’aimais mon métier. Je sacrifiais ma vie professionnelle et je me privais de la collectivité humaine qui lui donne son intérêt. Ce fut la décision la plus difficile à prendre de ma vie. Je n’ai rien regretté. »
Jugé par ses camarades comme parfois cassant ou brutal, il est cependant apprécié pour la rigueur de ses compétences et de ses convictions, s’impliquant, par exemple, dans le combat pour l’indépendance de l’Algérie. Et il grimpe vite, très vite même, devenant, en 1963, secrétaire général de la Fédération de la chimie. A ce poste, il se bat pour une laïcisation sans concessions de la CFTC. Il rêve alors de la transformation de la centrale en une Union générale du travail et se montre actif lors du congrès extraordinaire qui, en novembre 1964, donnera naissance à la CFDT.
Transformation sociale
Edmond Maire ne se contentera pas de ce changement de sigle. Il rêve d’un syndicat ancré à gauche, avec une option socialiste claire. Dès février 1965, la Fédération de la chimie, décidément en pointe, se prononce pour l’autogestion, incarnée alors par la Yougoslavie de Tito. Adhérent du PSU, il y retrouve son ami Michel Rocard, avec lequel il lui arrive de débattre âprement, comme, en 1969, lorsqu’il lui reproche implicitement d’avoir une conception trop « léniniste » des rapports syndicats-partis. Il échange aussi avec Pierre Mendès France, à qui il vouera une sincère admiration. Lors du grand embrasement de Mai 68, auquel il participe passionnément, il verra dans « PMF » l’homme du recours.
Plus révolutionnaire que réformiste, Edmond Maire se singularise en faisant adopter par sa fédération sa thèse de la « stratégie commune », fondée sur une action conjuguée et complémentaire des syndicats et des partis de gauche en faveur de la transformation sociale, les seconds reconnaissant les fonctions et le rôle autonome des premiers.
Après le second congrès fondateur de la CFDT, celui de 1970, où elle adopte ses « trois piliers » doctrinaux – la planification, la nationalisation et l’autogestion –, se pose le problème de la succession d’Eugène Descamps. Edmond Maire, après un purgatoire comme permanent confédéral, vient d’accéder au bureau national et à la commission exécutive, c’est-à-dire à l’exécutif de la centrale, où il prend en charge le secteur social. Mais il a une image d’opposant, et on ne lui attribue pas de grandes qualités de rassembleur. Le métallo « Gégène » ne veut pas du chimiste Maire. Il lui préférerait Jean Monnier, patron de l’union départementale de Maine-et-Loire, ou à défaut, un autre métallo comme Jacques Chérèque. Trop intellectuel, trop froid, il n’aurait pas assez la fibre ouvrière. « Autant imaginer le remplacement d’Alexandre le Grand par Archimède », commentent Hervé Hamon et Patrick Rotman.
Surmontant ces obstacles a priori infranchissables, il est pourtant élu, à 40 ans, le 22 avril 1971, avec 23 voix sur 29, secrétaire général de la CFDT. Seule petite humiliation, on le « coiffe » d’un président, en la personne de Laurent Lucas. Rapidement, il s’impose. Oubliant les critiques adressées à Eugène Descamps pour son exercice trop personnel du pouvoir, il se pose en unique patron de la centrale, gouvernant sans excès d’états d’âme, sachant mettre en avant ses lieutenants et, nécessité politique faisant loi, s’en séparer, comme Jacques Moreau, Albert Mercier, Michel Rolant ou Jacques Chérèque devaient en faire l’expérience.
La « méthode Maire », où le chef est à cinq longueurs d’avance de ses troupes qu’il prend de préférence par surprise, sert de label à la CFDT. En 1973, année où il publie La CFDT et l’autogestion, il obtient au congrès de Nantes un quitus massif à 86,95 %. Inespéré !
Virages tactiques
Les observateurs ont eu autant de mal que ses troupes à suivre le parcours d’Edmond Maire, tant il soignait ses coups médiatiques et ses virages tactiques. Mais à travers dix-sept ans de règne, trois phases se dégagent : l’identité autogestionnaire (de 1971 à 1976), la « resyndicalisation » (de 1977 à 1981) et, enfin (de 1982 à 1988), la modernisation – inachevée – du syndicalisme, sans qu’il ait réussi à réaliser son ambition, faire de la CFDT la première force syndicale.
Lorsqu’il prend les commandes, le 1er septembre 1971, la CFDT recense officiellement 915 955 adhérents actifs. Lorsqu’il passe la main, elle est passée sous la barre des 900 000, mais en incluant les retraités, victime d’une érosion qui commence en 1978. FO et la CFDT se disputent toujours la deuxième place derrière une CGT pourtant bien amaigrie. Seule consolation : aux élections aux comités d’entreprise, elle a gagné du terrain, avec 21,3 % en 1987 contre 18,9 % en 1971.
Quand il aborde la première phase, celle de l’affirmation socialiste, Edmond Maire trouve en héritage une unité d’action avec la CGT, qui a connu des hauts et des bas, mais pour laquelle il s’agit d’un axe stratégique majeur. Sidérant dès le départ le microcosme politico-social, il déclare à L’Humanité, le jour où il prend ses fonctions, que cette alliance est « irréversible ». Juste après une élection présidentielle emportée par Valéry Giscard d’Estaing, il signe avec Georges Séguy, le 26 juin 1974, une importante déclaration commune sur les objectifs et les méthodes de cette unité CGT-CFDT. Mais s’il se positionne sur le même terrain que la CGT, c’est pour mieux lui disputer son hégémonie sur la classe ouvrière et offrir une alternative. Les journées d’action commune et les rencontres d’états-majors se succéderont à un rythme effréné, mais elles masqueront de moins en moins la nature toujours plus conflictuelle de cette relation. Dès le 20 décembre 1975, il lance : « La CGT n’est pas sur une ligne unitaire, mais sur celle du Parti communiste. »
Restructuration politique
Il est vrai que cette union s’insère dans un contexte politique en plein bouleversement. Le PS, le PCF et le MRG ont signé, en 1972, un programme commun de gouvernement. La CGT appuie totalement cette démarche, mais la CFDT n’apporte qu’un soutien critique, affirmant, le 13 septembre 1972, que « l’anticapitalisme n’engendre pas nécessairement le socialisme sans un rassemblement conscient des travailleurs et des travailleuses pour un projet socialiste ». Edmond Maire préfère mettre en musique, le 29 janvier 1974, « l’union des forces populaires ». L’idée était de bâtir une plate-forme que les syndicats confronteraient à celle des partis de gauche, afin d’élaborer in fine un « constat de convergences capable de rassembler et de mobiliser l’ensemble des forces populaires sur des objectifs de transformation conduisant au socialisme ».
Dans la même période, nombre de militants cédétistes, chrétiens ou anciens PSU, préparent d’arrache-pied les « assises nationales du socialisme », prévues par le PS les 12 et 13 octobre 1974. « La CFDT, en tant que syndicat, prévient Edmond Maire, le 5 octobre, n’est pas partie prenante dans une opération de restructuration politique. Mais elle en souhaite l’aboutissement, car le mouvement ouvrier a besoin d’unegrande force socialiste. » Des dirigeants cédétistes s’y impliqueront directement, mais pas lui, qui adhérera au PS sans toutefois y militer. Il est vrai que les relations entre François Mitterrand et Edmond Maire ont été marquées par une incompréhension majeure et une réelle méfiance. « Quand ils se voient, racontait avec humour Michel Rolant, on croirait la rencontre de la reine d’Angleterre et du maharadjah des Indes. »
Au congrès d’Annecy, en mai 1976, Edmond Maire, confronté à une opposition sur sa gauche, remet les pendules à l’heure. Quelques mois après avoir cédé à une tentation gauchiste, en laissant la centrale appuyer les « comités de soldats », il attaque de front ses militants trotskistes qui « font la politique du coucou et viennent mettre leurs œufs dans notre nid ». Aux partis de gauche, le champion de l’autogestion et de la reconnaissance de l’autonomie syndicale martèle son refus de ramener la CFDT à un quelconque rôle d’« agent d’application du programme des partis de gauche, qu’il soit autogestionnaire ou non ».
Recentrage
Fin 1977, la seconde phase s’ouvre par un tournant, celui du « recentrage ». Convaincu, au lendemain du divorce PS-PCF sur l’actualisation du programme commun, que l’alternance politique s’éloigne et que les espérances de transformation sociale du syndicalisme, en crise, ne doivent plus être subordonnées aux changements politiques, Edmond Maire « resyndicalise » la CFDT. Premier acte du recentrage, le rapport Moreau, adopté en janvier 1978, bouscule les militants en réhabilitant la négociation et en légitimant « les nécessaires compromis avec ceux qui dirigent l’économie et la vie sociale ». Les législatives perdues par la gauche, Edmond Maire accuse le PCF d’avoir « assassiné l’espérance », et il fait sensation en demandant audience à Valéry Giscard d’Estaing. Il se lance dans une concertation active, à coup de nombreux contacts secrets, avec le gouvernement et le patronat. Il en sortira peu de chose. Mais André Bergeron a compris le signal : la CFDT va concurrencer FO dans son rôle d’interlocuteur privilégié du pouvoir.
Au congrès de Brest, en mai 1979, la resyndicalisation est ratifiée à travers un quitus de 56,81 %. Dans la foulée, l’unité d’action avec la CGT va de Charybde en Scylla, jusqu’à la rupture, scellée par Edmond Maire, le 4 septembre 1980 à Nantes, lorsqu’il dénonce « l’alignement complet » de son ex-alliée « sur la politique d’isolement sectaire et de durcissement idéologique du PCF ». Le recentrage est conduit à marche forcée, non sans troubler des militants auxquels il est présenté comme une réponse à la crise d’un syndicalisme qui, écrit le secrétaire général de la CFDT dans son devoir de vacances annuel dans le Monde du 18 août 1979, a « laissé la distance s’accroître avec les travailleurs les plus démunis, les plus dominés, les plus délaissés ».
En 1981, la CFDT se réjouit de l’élection de François Mitterrand, même si, en décembre 1979, Edmond Maire avait pronostiqué « l’échec » du candidat socialiste. Des cédétistes entrent dans les cabinets ministériels, et la centrale applaudit les réformes sociales, de la hausse du smic aux lois Auroux. Mais, le 17 février 1982, Edmond Maire fustige le « faux pas sérieux » de François Mitterrand, qui a décidé que la semaine de 39 heures serait payée sur la base de 40… Il met en garde contre les risques de dérapage économique et plaide, à son congrès de Metz, en mai 1982, où son quitus est de 59,25 %, pour de « nouvelles solidarités » entre les salariés les plus protégés et ceux qui sont les plus démunis, afin de privilégier la lutte contre le chômage. Engagé dans la troisième phase, celle de l’adaptation du syndicalisme, il incarne l’image de la rigueur. Le 31 janvier 1983, sur le perron de l’Elysée, il semble se faire l’avocat d’un deuxième plan de rigueur même si, lorsque celui-ci est annoncé le 25 mars 1983, il lui reproche de sacrifier l’emploi.
Pédagogie un peu brutale
Il a beau faire la leçon en permanence au gouvernement, affirmant, par exemple, le 25 août 1983, dans un entretien au Monde, que « le socialisme n’est pas un taux de croissance mais unemanière de vivre », l’image de syndicaliste progouvernemental lui colle à la peau. Et l’opinion le sanctionne sévèrement, le 19 octobre 1983, aux élections à la Sécurité sociale. Sa pédagogie un peu brutale dérange sa base. Tant pis, il fonce ! Non sans essuyer des revers, comme lorsque, en décembre 1984, ses cadres intermédiaires l’obligent à revenir sur l’« avis positif » donné à un accord avec le CNPF (ancêtre du Medef) sur la flexibilité de l’emploi. Après un difficile mais victorieux quitus de 63,65 % au congrès à Bordeaux, en juin 1985, il accélère la cadence de la modernisation. Il prône une « unité d’action à plusieurs vitesses » et à plusieurs partenaires.
En décembre 1985, la CFDT décide de ne plus donner de consigne de vote (à gauche) aux élections politiques, sans que cette règle, en 1986 et en 1988, empêche la droite d’être privilégiée dans ses cartons rouges. En 1986, Edmond Maire dénonce la « vieille mythologie » de la grève, voit dans l’entreprise un lieu de « coopération conflictuelle », et prône un « anticapitalisme sans simplisme ».
Le temps vient cependant pour lui, qui n’est pas épargné par des ennuis de santé, de céder les rênes. Il aimerait voir une femme, Nicole Notat, être la première à diriger une centrale « ouvrière ». Mais il doit se résigner, au terme d’une période de combinaisons et de manœuvres d’appareil, à l’élection de Jean Kaspar, qu’il juge trop consensuel, au congrès de Strasbourg du 22 au 26 novembre 1988.
C’est donc avec grand plaisir qu’il accueille, en octobre 1992, la prise de pouvoir de Nicole Notat. L’auteur de Nouvelles frontières pour le syndicalisme (Syros, 1987), si entier dans son action pour son renouveau, a montré au syndicalisme le chemin d’une sorte de terre promise. Mais le prophète syndical est parti sans convaincre les salariés, conduits par la crise à se replier dans l’individualisme, des vertus de la solidarité à travers l’engagement syndical. En 2013, celui qui n’aimait pas « avoir tort »s’inquiétait dans un livre – Edmond Maire, une histoire de la CFDT, de Jean-Michel Helvig (Seuil) – du « danger pour la CFDT de diluer son projet de transformation sociale ». Ultime message.
Par Michel Noblecourt