Ce mercredi 15 avril, après des jours et des nuits de débats, la nouvelle loi renseignement a passé le cap de l’Assemblée. En l’état, elle contraint notamment les fournisseurs d’accès à internet à l’installation de « boîtes noires » au cœur de leur réseau, dans le but de filtrer les communications et identifier de potentiels terroristes. Pour Oriane Piquer-Louis, cette loi est liberticide.
Par Oriane Piquer-Louis Vice-présidente Fédération FDN
Supprimer des libertés pour mieux les protéger ? Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette nouvelle loi sur le renseignement ne m’inspire rien de bon. Elle pose même de graves problèmes.
Avec cette loi, on dit aux citoyens qu’on va surveiller tout le monde dans le seul objectif d’enrayer la menace terroriste, alors que c’est une loi beaucoup plus générale sur le renseignement. En gros, on fait exactement la même chose que la NSA aux États-Unis, qui communique sur ses résultats de manière plutôt floue.
Les responsables de la NSA avaient assuré que qu’ils ne surveillaient pas le peuple américain et que leurs actions se bornaient à identifier les terroristes. Comment dire.
Pire, le gouvernement envoie un message assez inquiétant aux Français en leur expliquant qu’on va supprimer leurs libertés dans le seul but de… les protéger. Est-il encore utile de citer Benjamin Franklin ? « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux. » C’est une concession très dangereuse à faire à un gouvernement, que d’échanger ses libertés contre une promesse de sécurité.
Il faut bien savoir que dans le cas de la surveillance de masse – ce que prévoit cette loi ne porte pas d’autre nom – il n’y a pas que la vie privée qui est atteinte. Il y a aussi nécessairement la liberté d’expression. La Cour de justice de l’Union européenne reconnaît d’ailleurs que la surveillance de masse incite les gens à s’autocensurer (PDF en anglais). Cette loi va entraîner de véritables changements de comportements.
Alors quand on fait partie, comme moi, d’un fournisseur d’accès à internet associatif, cela va plus loin : nous allons devoir nous surveiller nous-mêmes. C’est, pour le moins… gênant.
Une mauvaise réponse à la peur :
Ce texte est extrêmement violent, et l’argument de la lutte contre le terrorisme empêche tout débat. On ne se rappelle pas assez la réaction du Premier ministre norvégien après la tuerie d’Utoya : « La meilleure réponse au terrorisme, c’est plus de démocratie. Plus d’ouverture. »
Avec cette loi, le gouvernement donne la réponse totalement inverse : il est en train de monter un arsenal de surveillance énorme, sans se soucier une seule seconde des conséquences. Même le New York Times nous envoie des alertes pour nous demander de ne pas faire la même bêtise qu’eux avec la NSA.
Une grande partie des députés, face à un débat technique et complexe, sont démunis et soutiennent cette loi par défaut. Alors même que de nombreuses voix s’élèvent contre cette loi, arguments à l’appui : associations, professionnels du numérique, utilisateurs expérimentés.
Un engrenage sécuritaire :
L’autre message que le gouvernement nous fait passer avec cette loi, c’est que la gauche réformiste a bel et bien définitivement disparu, au profit, sur le long terme, d’une dynamique profondément sécuritaire. Jusqu’ici, on n’est jamais revenu sur une loi sécuritaire, même temporaire : à l’instar du plan Vigipirate, on les a renouvelées.
Le juge antiterroriste Marc Trévidic explique que cette loi est « une arme redoutable si elle tombe entre de mauvaises mains« . Quid des possibilités que le texte offre si un jour un parti moins démocratique arrive au pouvoir ?
Le drame, c’est que tout le monde s’en fout :
Personnellement, cette loi m’inquiète non seulement parce qu’elle autorise le recueil, l’analyse et l’archivage de toutes les données personnelles des citoyens sans leur consentement, mais aussi parce que rien ne nous prouve que ces mêmes données ne seront pas réutilisées aux dépens des gens dans le futur.
Le drame c’est que personne n’en a rien à faire. Et c’est en cela que ce climat d’union nationale qui a suivi l’après « Charlie » est un problème.
Comment pourrait-on s’opposer à une loi qui prétend lutter contre le terrorisme après un événement aussi marquant émotionnellement que l’attentat du 11 janvier ? En vérité, le citoyen lambda n’a rien à faire du contenu liberticide de ce texte parce que « la fin justifie les moyens ». Mais dans le même temps, on va pouvoir stocker indéfiniment des données nous concernant, sans aucun contrôle.
Comment identifier les comportements « déviants » ?
D’autre part, quid de l’algorithme qui sera utilisé pour identifier les comportements « déviants » ou « suspects » ? Quid aussi de la définition de ces comportements « déviants » ? Chiffrer ses e-mails ? Taper « djihad » dans un moteur de recherche ? On imagine déjà l’avalanche de faux-positifs… Tous ces gens surveillés alors que leurs intentions ne sont nullement menaçantes.
La loi fait, en gros, de chaque citoyen un suspect potentiel. Des chercheurs se sont penchés sur le comportement des humains quand ils se savent surveillés. Leurs conclusions sont toutes les mêmes : on aboutit à de l’autocensure. Pour bien comprendre l’enjeu de cette loi, et les bouleversements qu’elle pourrait occasionner, je vous propose une métaphore.
Astuce : essayez de filmer des gens sans leur accord
Prenez une soirée dans laquelle vous ne connaissez personne. Venez-y avec une caméra que vous tiendrez au poignet, et observez le comportement de vos congénères. Ils sont gênés, parlent moins forts, sont moins démonstratifs… parce qu’ils ne veulent pas que quelqu’un qu’ils ne connaissent pas conservent des images d’eux. Rappelez-vous aussi cette femme porteuse de Google Glass, qui avait été agressée dans un bar parce que les clients craignaient qu’elle les filme.
Cette loi, c’est exactement la même chose.
Propos recueillis par Henri Rouillier.