« Les Français ne font plus société. Ils ne se font même plus d’illusion sur leur capacité à vivre ensemble, d’après un sondage CSA publié en novembre. Le populisme a trouvé sur ce terreau de quoi nourrir un sentiment d’insécurité et de morosité qui a sans doute pesé sur les récentes élections municipales et pourrait peser sur les élections européennes. Selon Pierre ROSANVALLON, si les Français ne s’aiment pas, c’est d’abord parce qu’ils ne se connaissent pas, et ne se reconnaissent plus dans leurs représentants, leurs institutions et leurs médias. Il en résulte une multiplication des replis sur soi, des rejets des autres, la recherche des boucs émissaires, comme l’islam ; les riches vivent dans leur monde, et les « invisibles » sortent du paysage. Le sommet de la société est rejeté dans une attitude antipolitique, antidémocratique, même, puisque la démocratie, c’est la production d’un monde commun. Cette attitude est inquiétante, car la société s’appuie certes sur des institutions officielles, mais aussi sur des institutions invisibles, comme la légitimité – qui fonde le lien entre le pouvoir et les citoyens – et la confiance. Avoir confiance, c’est croire qu’on peut miser sur des comportements futurs. Se défier, c’est refuser de se projeter dans l’avenir avec l’autre qui est perçu comme un problème ou une menace. Surtout quand on ne le connaît pas.
Cette méconnaissance vient de ce que la société française est coupée en deux : les grandes métropoles, marquées par la diversité, l’innovation et les emplois de demain, et une société « cassée », brutalisée par la chute de l’ancien monde industriel. Il s’agit moins d’une opposition ville/campagne que d’une opposition métropoles/villes moyennes en déclin (dans le nord, l’est et le centre du pays). Et ces deux sociétés s’ignorent. Mais il y a une seconde explication à cette ignorance : le monde ouvrier s’incarne moins dans la chaine de production automobile, aujourd’hui automatisée, que dans les centres logistiques et les entrepôts. L’ouvrier spécialisé a été remplacé par le chauffeur-livreur ou le manutentionnaire. Or, on continue à utiliser les mêmes références de la société industrielle, qui disent mal les métamorphoses de notre tissu productif. Les mots ne correspondent plus aux réalités. Cette nouvelle société se rend aussi moins visible – les employés d’Amazon sont moins syndiqués que ne l’étaient ceux de Renault. Or aucun corps collectif ne saurait exister sans un sentiment d’appartenance ; et pour que ce sentiment existe, il faut se raconter.
Pour Pierre ROSANVALLON, 2014 fait penser à la fin du XIXe siècle. Le pays est alors traversé d’une première mondialisation qui bouscule ses structures et le force à s’ouvrir au monde. Le modèle républicain répond alors par un « national-protectionnisme » qui s’organise autour de l’idée d’une égalité fondée sur le rejet. Le contrat social étant menacé, on se barricade et on ne pense plus le commun que sous les formes d’une identité négative. C’était le temps du bouc émissaire touchant toute l’Europe. Notre continent règlera ces délitements en 1914 par la guerre. Sans donner dans le catastrophisme, n’oublions pas que la démocratie est fragile et que la violence sociale n’est jamais loin. Mais nous sommes aussi rassemblés par la conscience de notre Histoire au cours de laquelle nous avons prouvé que nous étions capables de construction commune. C’est là-dessus que nous devons construire, en commençant par réduire la « terrible ignorance dans laquelle nous sommes les uns des autres » (Michelet).
De nos jours cette ignorance est entretenue par trois « écrans » :
– l’hypervisibilité de quelques-uns – via les médias – fait écran aux voix les plus faibles ;
– la prolifération de mots «fourre-tout» – le « peuple », les « travailleurs », etc. – masque sous une réalité de papier une réalité complexe et nuancée ;
– les stéréotypes – « bobos », « cité », « immigrés »… – enfouissent la réalité sous les fantasmes.
Vers une démocratie narrative
Pour Pierre ROSANVALLON, il y a « une contradiction entre le principe politique de la démocratie et son principe sociologique ». Il y a une crise de la représentation politique : l’électeur se détermine lors de son vote sur bien moins de critères que ceux qui constituent sa personne. « Un monde d’individus a été à la fois condition de l’égalité et problème pour la constitution du commun ». De là nait la « crise de la représentation ». La société ne trouve plus sa place dans le monde politique. Si le monde politique perçoit à peu près les changements de moeurs, comme avec la loi sur le mariage pour tous, pour le reste, la société lui est devenue terra incognita. C’est grave. Car élire des représentants n’est pas seulement voter pour des personnes qui ont des opinions similaires aux nôtres, c’est choisir des gens qui portent notre réalité, notre quotidien ; et les politiques n’y arrivent plus.
La non-représentation nourrit le désarroi social et une indifférence, voire une haine croissante à l’égard du monde politique. Partout en Europe, la montée en puissance du populisme d’extrême droite exprime, en la déformant, une sourde demande de représentation. Si on ne rétablit pas cette demande dans sa justesse, on laisse grossir le fantasme d’un « peuple » uni et en colère face au monde politique qui l’aurait abandonné. Or ce « peuple » n’est pas un bloc. Il faut le décrire dans sa diversité. Décrire la société, c’est sortir des grands concepts figés et saisir les vies singulières. C’est aussi entrer aussi dans des lieux que la littérature ou la sociologie n’ont pas exploré et qui sont pourtant révélateurs de la vie sociale.
Le Parlement des invisibles
« La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires » selon Pierre ROSANVALLON, qui en lançant sa collection et son site participatif veut participer à la fabrication d’une « démocratie narrative » où chacun redeviendrait visible aux yeux de tous. Il veut rendre la parole aux oubliés, aux invisibles afin de raviver la démocratie, car « le pays ne se sent pas écouté.».
Il initie donc une collection de courts témoignages et un site Internet participatif pour donner la parole aux « invisibles », pour que s’écrivent ces « misères cachées » et ces « détresses insoupçonnées » qui fracturent la démocratie, avec un double objectif : « faire sortir de l’ombre des existences et des lieux. Mais il est aussi de contribuer à la formation de nouvelles catégories pour appréhender la société aujourd’hui et en comprendre plus efficacement les ressorts et les problèmes. »
Ainsi, le physicien Sébastien BALIBAR relate ainsi la vie d’un Chercheur au quotidien ; Anthony, 27 ans, celle d’un Ouvrier d’aujourd’hui. À ces récits menés à la première personne, s’ajoutent le reportage de la journaliste Ève CHARRIN sur les pas d’un livreur en ville et un récit du sociologue Guillaume LE BLANC, auteur de L’Invisibilité sociale, qui dresse le portrait d’une éleveuse de chats. Annie ERNAUX a, elle, écrit le journal de son supermarché : Regarde les lumières mon amour, à paraître en avril.
Ces multiples voies ont été empruntées par quelques illustres précurseurs dans l’histoire de la pensée et de la littérature, d’Émile ZOLA, (Au Bonheur des Dames), à Michel FOUCAULT et son projet d’écrire La Vie des hommes infâmes. George ORWELL et son récit croisé Dans la dèche à Paris et à Londres, un exemple d’enquête en immersion, dont Florence AUBENAS se fait l’héritière dans Le Quai de Ouistreham.
Toutes ces vies minuscules passées sous silence, fournissent la matière du « roman vrai de la société d’aujourd’hui », dont Raconter la vie entend se faire le héraut. La pluralité des écritures saura-t-elle constituer du commun ? Ce parlement échappera-t-il au glissement de l’invisible vers l’inaudible ? Seuls les témoignages le diront. »
Philippe-Michel Thibault et François Hada