La Commission européenne ne présentera qu’en mai ses propositions pour le « cadre financier pluriannuel » (CFP), ce budget commun censé financer des politiques entre 2021 et 2027. Mais la bataille a déjà commencé, et elle promet d’être féroce. Boïko Borissov, le premier ministre bulgare, dont le pays récupère la présidence tournante de l’UE jusqu’au 1er juillet, s’est fait le porte-voix des pays ayant largement profité des fonds de cohésion et qui espèrent bien préserver ces milliards nécessaires pour rattraper leur retard sur les économies de l’Ouest. « Je ferai de mon mieux pour qu’il n’y ait pas de réduction drastique de la politique de cohésion. Sinon, nous nous sentirons sanctionnés », a prévenu, jeudi 11 janvier, le conservateur, dont le pays est le plus pauvre de l’UE.
Renégocié tous les cinq à sept ans, le CFP donne toujours lieu à d’intenses batailles : pour parvenir au CFP 2014-2020, deux années pleines furent nécessaires. Mais la discussion qui vient s’annonce plus brutale que tout ce qu’ont connu les experts bruxellois. Deux nouvelles contraintes entrent en jeu, au-delà du fait qu’un CFP s’adopte à l’unanimité des Etats membres.
Le Brexit, d’abord : avec le départ britannique, le budget de l’Union (surtout composé des contributions directes des Etats) sera amputé d’au moins 12 milliards d’euros annuels (8 %). Dans le même temps, le CFP actuel s’est révélé trop rigide pour s’adapter aux nouvelles priorités apparues avec la crise des réfugiés et la montée des risques géopolitiques. Il ne finance pas assez la défense, la sécurité, la migration, la jeunesse et le numérique.
Dilemme
Il repose encore sur deux grosses « enveloppes » : la politique agricole commune (PAC, 39 % des montants pour 2014-2020) et les fonds de cohésion (26 %). Les dirigeants européens vont devoir faire face à un dilemme : s’ils décident de préserver ces deux « piliers » tout en consacrant plus d’argent à leurs nouvelles priorités, ils devront fortement augmenter leurs contributions nationales (le budget actuel ne pèse qu’environ 1 % du PIB de l’Union) afin de compenser le Brexit, quitte à imaginer de nouveaux impôts européens (sur les géants du numérique, etc.). S’ils refusent d’envoyer nettement plus d’argent à Bruxelles, ils devront couper dans la PAC et les fonds de cohésion.
Prudent, l’Allemand Günther Oettinger, commissaire au budget, recommande une légère hausse des contributions nationales, à « 1,1 % et des poussières »du PIB européen. Une hausse qui ne compensera pas complètement le Brexit. Dans un projet de rapport que s’est procuré Le Monde, le Parlement européen préconise d’atteindre 1,3 % du PIB de l’Union, pour préserver la PAC et la cohésion. Les ressources allant au programme Erasmus devraient être triplées, l’aide à l’emploi des jeunes doublée, tout comme l’enveloppe « horizon 2020 » (recherche et innovation).
Les positions des principaux contributeurs au budget de l’UE, l’Allemagne et la France, donneront le « la ». Le tout récent accord de la grande coalition entre sociaux-démocrates et conservateurs allemands envoie un signal fort : « Nous sommes prêts à augmenter la contribution de l’Allemagne au budget de l’UE. » Au point de compenser tout le chèque britannique ? Le document ne le précise pas.
Emmanuel Macron tient, lui, à un budget spécifique de l’eurozone, mais il a aussi réclamé une réforme de la PAC, qu’il veut, à en croire une note des autorités françaises de décembre 2017 consacrée au CFP, « rénovée, lisible et efficace ». Assumera-t-il des coupes substantielles ? S’il s’engage dans ces termes – plus d’argent à Bruxelles pour la défense, moins pour l’agriculture –, le débat hexagonal pourrait devenir explosif.
Dans la note de décembre 2017, Paris insiste aussi sur la possibilité d’adjoindre aux fonds de cohésion des « conditionnalités claires, dans les domaines fiscal, social et de l’Etat de droit ». Le but : obliger certains membres à jouer le jeu de la « solidarité européenne essentielle » en respectant les valeurs de l’Union ou en corrigeant leurs politiques de bas salaires.
Ces prises de position hexagonales ont déjà suffi à alarmer Varsovie, sous le coup d’une procédure bruxelloise pour violation de l’Etat de droit, et tous les autres « bénéficiaires nets » des fonds européens, surtout à l’Est. Punir la Pologne, dont les réformes du système judiciaire portent atteinte à son indépendance ? Pénaliser la Hongrie ou la Bulgarie parce que leurs salaires minimaux sont très inférieurs à ceux de l’Ouest ? Pas facile.
Et quels critères choisir pour l’octroi des fonds de cohésion sans tomber dans l’arbitraire ? « Moraliser le CFP est une très mauvaise idée » pour Yves Bertoncini, président pour la France du Mouvement européen. « Il faudrait au contraire doubler ces fonds, ce sont eux qui permettent d’homogénéiser l’UE », s’insurge la socialiste Isabelle Thomas, corapporteuse du projet de rapport du Parlement de Strasbourg. Ce débat risque en tout cas de creuser encore plus le fossé entre l’Est et l’Ouest de l’Union.
Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)