Une contribrution de Laurent Berger pour Terra Nova dans le cadre de leur cycle sur « Coronavirus : regards sur une crise«
La crise sanitaire que nous traversons a deux effets concurrents sur les relations sociales : d’un côté, elle nous lie fortement les uns aux autres ; de l’autre, elle met en exergue nos divisions.
Le premier effet s’est manifesté en particulier au début de la crise. Même s’ils ont eu besoin de quelques jours pour prendre la mesure du péril, les Français ont serré les rangs dans l’épreuve. Beaucoup ont pris conscience du fait qu’il fallait lutter ensemble contre la pandémie, que se protéger revenait à protéger simultanément tous les autres. Autrement dit, que la prudence pour soi-même revêtait en même temps le sens d’un acte civique.
Mais ce premier mouvement a été rapidement rattrapé par la conscience des inégalités que la crise met brutalement en lumière. Inégalités de revenu, bien sûr, mais aussi d’exposition aux risques sociaux, de capacité à vivre décemment dans des circonstances aussi particulières, inégalités de pouvoir de vivre.
Ces inégalités sont aiguisées par le confinement : quand on vit à trois ou quatre dans un appartement de 80 m2, la situation est moins inconfortable que lorsqu’on vit à 5 ou 6 dans un appartement de 35 ou 40m2 dans une promiscuité permanente… Le confinement a également créé de fortes disparités entre les personnes seules et les autres. Ou encore entre ceux qui habitent en zones denses et ceux qui vivent dans des communes isolées ou loin des lieux où l’on peut se procurer de l’alimentation. Il a enfin mis en exergue la situation de ceux qui n’ont tout simplement pas de logement, qui vivent en foyer ou dans la rue et qui ne peuvent compter que sur la formidable solidarité des associations leur venant en aide dans des conditions très difficiles ces dernières semaines.
Plus largement – et c’est peut-être un troisième effet dont on mesure encore mal les conséquences sur la durée –, la crise sanitaire a mis en lumière le rôle vital d’un certain nombre de professions qui sont habituellement peu considérées, voire reléguées dans des rôles subalternes ou tout simplement ignorées. Beaucoup se sont ainsi aperçus que l’on a un besoin vital d’aide-soignants, d’ouvriers agricoles, de chauffeurs routiers, de préparateurs de commandes dans les entrepôts, de caissières dans les supermarchés, d’agents qui collectent les déchets ou qui produisent de l’eau potable, de travailleurs sociaux qui accueillent les enfants de l’ASE, de personnels dans les EHPAD…
Tout à coup, l’employée de la supérette en bas de l’immeuble parisien, qui reste ouverte tous les soirs jusqu’à 22h pour mille euros par mois et que trop de clients pressés prennent à peine le temps de saluer, est apparue comme une travailleuse indispensable au bon fonctionnement de la société. Tout à coup, la femme de ménage qui nettoie les chambres de l’hôpital voisin et à qui on adresse rarement la parole, est apparue comme un rouage essentiel de la lutte contre la crise. Et tout à coup, on a réalisé que tous ces gens pouvaient, eux aussi, connaître des problèmes de sécurité et être taraudés par le risque de contagion. Qu’eux aussi devaient faire garder leurs enfants, faire leurs courses, se soigner, s’occuper de leurs proches, etc.
Ces professionnels n’occupent pas le haut de la pyramide des salaires. Mais, depuis quelques jours, quand on se demande de quoi on a besoin dans les semaines qui viennent, on arrive vite à la conclusion que, sans eux, notre vie serait tout simplement impossible. Bref, la crise leur a donné l’existence sociale qu’on leur refuse si souvent d’habitude. Elles les a fait sortir de l’invisibilité ou en tout cas de la pénombre qui est leur condition ordinaire alors qu’ils occupent des fonctions manifestement essentielles. La division du travail est extrêmement sophistiquée dans nos sociétés, mais nous réalisons depuis quelques jours qu’elle tient un compte très imparfait de l’utilité de chacun. Ni les rémunérations, ni la considération collective ne sont aujourd’hui alignées sur cette utilité.
Cette crise sera peut-être un facteur de reconnaissance pour tous ces publics. J’ai en tête la phrase de Beveridge, le fondateur de la protection sociale britannique, au sortir de la Seconde Guerre mondiale : « La guerre a donné de l’importance aux gens ordinaires ». Si la crise sanitaire actuelle peut être comparée à une guerre, j’espère qu’elle aura le même effet sur la reconnaissance accordée à ces travailleurs ordinaires. Mais la reconnaissance n’est pas seulement affaire de considération ou d’estime : elle s’écrit aussi dans l’échelle des rémunérations, dans les conditions de travail, dans les capacités de concilier les différents temps de la vie… Si l’on veut qu’il en reste quelque chose et que le « jour d’après » ne ressemble pas au « jour d’avant », il faudra reconstruire différemment.
L’après doit donc être travaillé à partir des enseignements que nous pouvons d’ores et déjà tirer de cette crise. Tout n’est pas dit, loin s’en faut. Mais de premières leçons se dessinent.
Une de ces leçons, c’est qu’il faut faire le choix de la vie humaine avant tout. Les coûts économiques ne sont pas quantité négligeable, mais l’objectif majeur d’une société, c’est de protéger sa population.
Une autre leçon, c’est que l’on ne peut pas traverser de telles crises sans une forte solidarité et la mobilisation d’importantes ressources humaines et collectives pour se protéger mutuellement. Cette solidarité est bien sûr portée par nos grandes assurances sociales, par notre système de santé, nos services publics essentiels. Mais elle l’est aussi par le bénévolat et la fraternité locale, les réseaux d’entraide de proximité au quotidien : le jeune couple qui fait les courses pour les voisins âgés, les bénévoles qui se mettent au service de la mairie pour prendre des nouvelles régulièrement des personnes isolées, etc. Paradoxalement, alors que le confinement et la distanciation sociale nous commandent de nous séparer les uns des autres, beaucoup recréent du lien social, manifestent leur sollicitude à l’égard des plus faibles. La crise nous aura à la fois éloignés physiquement et rapprochés socialement.
La troisième leçon découle directement de la première : elle consiste à considérer la santé comme un secteur vital et prioritaire. La crise actuelle le montre, avoir soumis l’hôpital public à une logique d’abord budgétaire avec le souci constant d’optimiser l’occupation des lits était une erreur. La gestion en flux tendu ne laisse aucune marge de manœuvre pour faire face à l’imprévu. De même pour les médicaments, les équipements de protection. Certes, on ne peut pas régler la gestion des temps ordinaires sur les périodes d’exception, mais l’expérience commandera de raisonner différemment dans les temps futurs. Nous devrons notamment nous demander si les biens de santé (médicaments, équipements de soins, matériels de protection, etc.) doivent être abandonnés à une division internationale du travail régie par la seule théorie des avantages comparatifs au risque d’entraîner de douloureuses ruptures des chaînes d’approvisionnement. Pour relever les défis stratégiques du XXIe siècle, nous aurons au moins autant besoin de savoir protéger les populations des crises sanitaires et des catastrophes climatiques que de construire de nouveaux porte-avions. Les biens médicaux et pharmaceutiques devront sans doute être considérés comme des biens stratégiques, et ce au niveau européen.
A ce niveau, un effort de relocalisation des industries concernées sera certainement souhaitable. Inversement, une approche souveraine et étroitement nationale du secteur de la santé aurait peu de chance d’être réellement performante : on ne sortira pas plus fort de cette crise chacun de son côté. Si nous sommes capables de construire une forte coopération européenne en la matière, nous y gagnerons tous. Malheureusement, on peut craindre que, dès la fin de la crise, la compétition reprenne ses droits entre Européens ; elle n’a d’ailleurs pas vraiment cessé. Il faut reconnaître à sa décharge que l’UE n’a pas de compétence légale en matière de santé. Mais elle pourrait au moins commencer par développer des initiatives industrielles dans le domaine des médicaments, des matériels de protection…
Enfin, il faut souhaiter que l’écologie ne fasse pas les frais de la crise sanitaire. D’une part, parce qu’à certains égards la crise sanitaire en cours a aussi des origines écologiques. D’autre part, parce que l’enjeu de la transition écologique est au fond très proche de l’impératif sanitaire : dans les deux cas, il s’agit de sauver des vies humaines ! Si on tenait un décompte quotidien des morts résultant directement ou indirectement du dérèglement climatique ou du déclin de la biodiversité, on estimerait sans doute qu’on est dans une crise sanitaire permanente et depuis longtemps ! Là encore, la voie de sortie nous oblige à nous réinterroger sur notre modèle de développement.