C’est un choc sans précédent pour l’Union, un « Brexit puissance trois »pour reprendre l’expression du président élu. Au-delà de la personnalité même de Donald Trump, dont l’idéologie n’est pas très éloignée de celle de l’extrême droite européenne, c’est la première fois de son histoire qu’elle va être confrontée à un chef de l’État américain farouchement isolationniste, tant sur le plan commercial que militaire, et hostile à la construction communautaire. Ainsi, le 24 juin, au lendemain du référendum britannique, Trump s’était félicité d’un résultat qualifié « d’extraordinaire » et de « fantastique ». Un changement de paradigme dont les conséquences n’ont pas fini de se faire sentir sur le vieux continent, non seulement pour sa sécurité face à une Russie agressive, mais aussi pour l’existence même du projet européen : « il faut éviter que l’Union, infiniment plus fragile que les États, ne soit, après le Brexit et la victoire de Trump, la future victime de ce rejet des élites et du système », dit-on dans l’entourage de François Hollande, « car elle n’y résisterait pas ».
Les causes qui ont conduit à l’élection du candidat républicain existent aussi en Europe et pourraient produire les mêmes effets, comme le constate Paul Magnette, le ministre-président de la Région wallonne, qui a mené le combat de la résistance au CETA, l’accord de libre-échange avec le Canada. L’Europe est, elle aussi, confrontée à une désindustrialisation, certes variable selon les pays, mais réels dans ceux où l’extrême-droite progresse. « C’est l’échec d’une idéologie, celle du libéralisme », assure José Bové, député européen EELV : « Trump l’a bien compris. Quand il allait dans l’Iowa où les usines ont fermé, il balançait son discours protectionniste et ça a marché. Car, depuis les années 80, la logique de la supériorité du commerce l’a emporté, aux États-Unis comme chez nous, sur toute préoccupation sociale ou environnementale. Pire : la gauche ne s’est pas distinguée sur ce plan de la droite ». « Même si seulement 15 % de la désindustrialisation est causée par le libre échange, le reste étant dû aux progrès technologiques et aux gains de productivité, il est plus facile de dénoncer les produits chinois, car le discours raciste est infiniment plus compréhensible pour les gens », estime Paul Magnette.
D’ailleurs, en Grande-Bretagne, c’est la classe moyenne, oubliée de la « mondialisation heureuse », qui a donné la victoire au Brexit, le rejet du libre-échange passant, comme aux États-Unis, par celui de l’immigration. C’est là qu’est le danger pour l’Europe. « Il y a une réapparition d’un discours de haine dans tous nos pays », se désole le député européen Alain Lamassoure, proche d’Alain Juppé (LR), un constat partagé par José Bové : « la logique de haine se développe. On est vraiment dans les années 30 où les fascistes surfaient sur une vague protectionniste en reprenant le discours social de la gauche ». « Ce que l’on croyait exclu, un risque démocratique chez nous ou des conflits internes, n’est plus très éloigné », s’alarme un conseiller du chef de l’État français : « il n’y a plus d’espace pour un projet confédéral en Europe comme le voulait Séguin ou Chevènement : aujourd’hui, on voit clairement, avec la Pologne ou la Hongrie, que la logique de fermeture des frontières conduit à un risque démocratique ».
Il faut donc d’urgence revoir le logiciel européen afin de le relégitimer « Ca n’est pas pour rien qu’une libérale comme Theresa May a promis une politique industrielle afin de renouer avec cette classe moyenne déclassée ou en voie de déclassement », constate-t-on à Paris : « il faut donc que l’Europe montre d’urgence qu’elle protège et qu’elle est capable de mieux défendre ses intérêts unis que désunis. De ce point de vue, la réforme des instruments de défense commerciale proposée hier par la Commission va dans le bon sens ». Il faut aussi qu’elle renoue avec la politique industrielle de ses débuts, abandonnée sous l’influence de Londres, et remette en cause son idéologie libre-échangiste : « il faut clairement abandonner le TAFTA, l’accord de libre-échange avec les États-Unis. Si la Commission ne change pas de cap, elle fera le lit du populisme » met en garde Paul Magnette et, ajoute José Bové, « elle se suicidera ». De même, l’Union devrait tirer officiellement un trait sur son élargissement permanent et dire à la Turquie qu’elle n’entrera jamais dans l’Union.
Enfin, bien sûr, l’Union va devoir démontrer qu’elle est capable de se défendre militairement: avec Trump, « le couplage entre la défense américaine et européenne est terminé », constate Alain Lamassoure, et il ne faudra plus compter sur une aide militaire gratuite et inconditionnelle comme il l’a lui-même annoncé. « C’est une menace, mais cela peut aussi être une chance, car Trump va nous obliger à bouger », espère Paul Magnette. Et là, les pays d’Europe de l’Est, déjà en partie aux mains des populistes, seront demandeurs. Bref, l’avenir est sombre, mais pas totalement désespéré.
N.B.: version longue de mon article paru le 10 novembre dans Libération.