La chef de la diplomatie européenne enjoint aux dirigeants du continent de prendre leurs responsabilités pour protéger les milliers de personnes qui fuient la guerre et le terrorisme. Haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité et vice-présidente de la Commission, Federica Mogherini ancienne ministre des Affaires étrangères italiennes, en poste à Bruxelles depuis moins d’un an, livre à Libération son analyse de la plus grave crise humanitaire subie par l’Europe depuis 1945.
L’Union peut-elle faire face seule à la crise des réfugiés ?
Contrairement à ce que certains pensent, il ne s’agit pas seulement d’une crise européenne : c’est en réalité une crise régionale due notamment aux conflits en Syrie et en Irak et qui touche au premier chef la Turquie, la Jordanie, le Liban, mais aussi l’Irak et l’Egypte. C’est aussi une crise globale, car il y a infiniment plus de personnes qui se déplacent, qu’ils soient réfugiés ou migrants, entre les pays non européens que vers les pays européens. L’Union a les moyens de faire face à cette crise. D’une part en aidant les pays voisins de la Syrie à faire face à cet afflux comme elle le fait déjà avec une aide de quatre milliards d’euros sur les quatre dernières années. D’autre part en accueillant un certain nombre de ces réfugiés, la situation des pays riverains de la Syrie devenant insoutenable. Cela vaut pour l’Europe, mais aussi pour la communauté internationale.
Un certain nombre de citoyens européens ont le sentiment que l’Union est submergée…
Sur les quelque cinq millions de réfugiés ayant fui la Syrie, 98 % se trouvent dans les pays limitrophes. Cette année, 430 000 réfugiés syriens sont arrivés dans l’Union qui compte, je vous le rappelle, 500 millions d’habitants. L’Europe n’est donc pas submergée : actuellement, sa population ne compte que 0,1 % de réfugiés. Des pays comme la Turquie ou le Liban ont fait infiniment plus que ce que nous sommes prêts à faire. Ayant dit cela, il y a un aspect qui devrait nous interpeller : la première destination que désirent rejoindre les réfugiés qui quittent les pays frontaliers de la Syrie, c’est l’Union, car nous avons réussi à construire depuis soixante-dix ans un espace de paix et de prospérité sans équivalent dans le monde. L’Europe est un espace accueillant et attirant, ce que nous avons du mal à percevoir en interne après plusieurs années de crise économique et sociale. Si une partie des Européens est mécontente de l’Union actuelle, il n’en reste pas moins qu’elle fascine le reste du monde et que beaucoup de gens désirent y vivre.
Depuis quelques mois, certains pays européens se montrent plus ouverts à l’accueil des réfugiés…
Lorsque certains responsables politiques ont commencé à parler de réfugiés et non plus d’immigrés, cela a contribué à faire évoluer l’opinion. S’il s’agit de réfugiés, il y a un devoir d’accueil, de protection. Les mots sont importants, comme on le voit.
D’autres pays continuent néanmoins à être réticents à accueillir ces réfugiés…
Si nous voulons aider à résoudre cette crise, il faut que nous, Européens, prenions nos responsabilités sur le plan intérieur, notamment en acceptant de répartir la responsabilité de l’accueil et le traitement obligatoire des demandes d’asile que propose la Commission. C’est seulement si nous sommes crédibles à l’intérieur que nous le serons à l’extérieur. Cela seul nous permettra d’avoir une action efficace dans la région.
Si l’Europe se comporte comme la Hongrie, il sera difficile de donner des leçons au reste du monde ?
Il sera très difficile d’aller expliquer au Moyen-Orient qu’il faut respecter les droits des minorités si l’on a des discours et des pratiques discriminatoires à l’intérieur de l’Union. Nous sommes perçus comme les champions des droits de l’homme, ce qui impose une cohérence des messages politiques et des décisions. La majorité des réfugiés fuient l’Etat islamique, une organisation que nous combattons. Si nous n’accueillons pas ces victimes du terrorisme, si nous ne sommes pas capables de les protéger, quel message leur enverrons-nous, ainsi qu’au reste du monde ? Il ne s’agit pas de bons sentiments, il s’agit aussi d’investir dans notre sécurité en se montrant accueillant. Si ces réfugiés sont coincés entre l’Etat islamique et le régime d’Al-Assad qu’ils fuient et des pays qui les repoussent, croit-on que ce sera le meilleur moyen d’empêcher le développement des mouvements terroristes dans la région et en Europe ?
La droite radicale et l’extrême droite européennes affirment que parmi ces réfugiés se dissimulent des combattants jihadistes…
Cela n’aurait guère de sens pour un aspirant terroriste de se présenter comme réfugié alors que ses empreintes sont automatiquement enregistrées dans le fichier Eurodac. Ils ont des filières bien plus sûres. De plus, tous les attentats qui ont eu lieu en Europe ont été commis par des citoyens européens ou des résidents de longue date… Lorsque je parle avec mes collègues irakiens, jordaniens ou turcs, ils m’expliquent que l’Europe ferait bien de contrôler ses propres ressortissants qui vont combattre dans les rangs de l’Etat islamique, ressortissants qui peuvent rentrer en Europe sans demander l’asile…
Est-ce que ces réfugiés ont vocation à s’établir en Europe ?
Pour ce que je vois, les réfugiés ont généralement envie de rentrer chez eux le plus rapidement possible. C’est notamment le cas des réfugiés syriens qui ont un haut niveau d’éducation et dont les standards de vie étaient proches des nôtres. Si on arrive à mettre fin à la guerre, ils vont vouloir rentrer afin de reconstruire leur pays et y vivre. Bien sûr, cela va prendre beaucoup de temps.
Les pays qui ont une responsabilité dans la déstabilisation de la région, Etats-Unis en tête, font peu pour accueillir ces réfugiés ?
On commence à assister à une prise de conscience générale : Barack Obama vient d’annoncer qu’il allait accueillir 10 000 réfugiés syriens et le Canada et l’Australie ont fait des annonces similaires.
François Hollande a proposé l’organisation d’une conférence sur la question des réfugiés afin d’internationaliser le problème…
Il faut en effet une mobilisation mondiale. La Norvège a aussi proposé d’organiser une conférence sur le soutien aux réfugiés syriens, mais dans le cadre de l’ONU. Il est utile de s’inscrire dans ce cadre, puisque la plus grande partie de l’action repose déjà sur le travail extraordinaire du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR), une agence de l’ONU majoritairement financée par l’Union. Surtout, cela permettra une vraie mobilisation internationale, car la solution passe par une approche globale. Il faut que chacun puisse mobiliser des ressources en termes d’accueil des réfugiés et de soutien aux pays de la région qui font face à un défi sans précédent. Imaginez que l’Union doive accueillir le même pourcentage de réfugiés que la Turquie ou la Jordanie pendant plusieurs années…
La crise des réfugiés ne risque-t-elle pas de déstabiliser les pays riverains ?
Si on pense qu’on peut fermer les yeux sur la crise, qu’elle peut être gérée par les pays tiers et qu’on peut se contenter de les aider financièrement, on prend le risque de déstabiliser ou de radicaliser la Turquie, le Liban ou la Jordanie, des pays où les réfugiés représentent jusqu’à un tiers de la population. Et il n’y a pas que la crise syrienne : ainsi, la Tunisie accueille 1,5 million de Libyens. C’est la sécurité de ces régions qui est en jeu et, par contrecoup, notre sécurité. Les effets d’une explosion du Liban ou d’une déstabilisation de la Jordanie seraient terribles : terrorisme, vague de réfugiés et immigration économique. Nous devons anticiper et investir dans la stabilité de ces pays.
Cette crise humanitaire n’oblige-t-elle pas l’Europe et l’Occident à se préoccuper enfin de la Syrie ?
Effectivement. Et elle se produit à un moment clé, au lendemain de l’accord sur le nucléaire avec l’Iran qui ouvre une fenêtre diplomatique, celle d’un dialogue possible entre les différents acteurs. Je soutiens les initiatives de l’envoyé spécial des Nations Unies qui appelle à la mise en place d’un groupe de contact international sur la Syrie. L’Iran peut jouer un rôle constructif dans la crise syrienne et on peut essayer de réunir les acteurs régionaux comme l’Iran, les monarchies du Golfe, la Turquie, avec les Etats-Unis et la Russie, dans un cadre international. Bien sûr, l’UE va jouer un rôle clé.
Pensez-vous qu’il y a une solution militaire à la crise syrienne ?
Non. Certes, un soutien militaire à l’action contre l’Etat islamique comme le fait la coalition globale en Irak afin de le contenir est nécessaire, mais cela n’est pas suffisant. D’autant qu’en Syrie, il n’y a pas que l’EI, il y a aussi une guerre civile à laquelle une action militaire ne pourra pas remédier. La solution sera politique et diplomatique. Il faut identifier un terrain commun pour que les différentes parties, en dehors de l’EI, se parlent et se mettent d’accord sur une nouvelle gouvernance en Syrie. Cela seul mettra fin à cette complexe guerre civile et permettra de lutter efficacement contre l’organisation jihadiste.
Donc sans Bachar al-Assad ?
Vu la façon dont il a été impliqué dans cette guerre civile, il est impossible d’imaginer qu’il fasse partie de la future gouvernance du pays. Ce qui ne veut pas dire que des représentants du régime ne sont pas à la table de négociation. L’idée d’un groupe de contact international peut aider : il pourrait pousser les acteurs syriens à trouver un terrain de compromis. Après quatre ans et demi de guerre civile, il faut voir la réalité : près de 12 millions de personnes ont été déplacées (dont 7,6 millions à l’intérieur du pays), le pays a été détruit et l’EI représente désormais une menace pour tout le monde. C’est une crise très difficile à gérer, car il y a un rôle important des acteurs régionaux. L’Europe et la communauté internationale doivent parvenir à faire comprendre à tous les acteurs régionaux que leur propre intérêt est de stabiliser la Syrie et de combattre l’Etat islamique.