La cacophonie qui entoure la présentation de la réforme des retraites proposée par le gouvernement est anxiogène, déplore la sociologue dans sa chronique.
Chronique. L’ampleur des manifestations du 5 et du 17 décembre, et plus généralement de la colère qui s’exprime dans le pays, ne s’explique pas seulement par le refus, partiel ou total, de la réforme des retraites proposée par le gouvernement. Certes, cette dernière, et la cacophonie qui entoure sa présentation depuis plusieurs mois, est particulièrement anxiogène. D’abord, parce que personne n’y comprend plus rien.
On assiste médusés à des querelles d’experts de plus en plus techniques, dans lesquelles on entend tout et le contraire de tout. Il a par exemple été répété ad nauseam que les femmes seraient les grandes gagnantes de la réforme, mais l’Institut de la protection sociale – composé de spécialistes des questions de retraite et d’experts-comptables – a consacré à cette question une note au vitriol.
Celle-ci indique, en s’appuyant sur des chiffrages et des explications détaillés, que la réforme va lourdement pénaliser les femmes alors que le système actuel leur devenait justement plus favorable en raison de la forte augmentation de leur durée d’assurance : les grandes perdantes seront non seulement les mères de trois enfants (pour lesquels les pertes seront « d’une ampleur exceptionnelle », dit la note) mais aussi les mères d’un et deux enfants, notamment du fait de la disparition de la majoration de durée d’assurance de huit trimestres par enfant et de l’instauration de l’âge pivot à 64 ans – qui supprimera la nouvelle majoration de 5 % pour enfant. Les pertes pour les mères d’un et deux enfants sont estimées de 9 % à 17 %, celles des mères de trois enfants de 19 % à 25 %.Article réservé à nos abonnés Lire aussi « On n’a pas les mêmes valeurs » : la guerre des nerfs se poursuit entre l’exécutif et les syndicats sur la réforme des retraites
La note rappelle également que les bénéficiaires de la pension de réversion vont perdre, par rapport au dispositif actuel, entre sept ans et neuf ans de durée de versement de la pension puisque celle-ci ne pourra plus être versée à 55 ans. Enfin, elle signale que le minimum contributif de 1 000 euros, déjà promis en 2003 pour 2008 mais jamais mis en place, aurait été atteint quasi automatiquement pour les salariés même sans la réforme.
Mais cette dernière est également anxiogène parce qu’il s’agit d’un énorme bouleversement dont les modalités concrètes et les conséquences restent extrêmement floues : on a l’impression d’un véritable saut dans l’inconnu, insuffisamment préparé et discuté, qui aurait réclamé pour sa mise en œuvre un minimum de consensus et surtout une forte confiance des citoyens dans les maîtres d’œuvre de cette gigantesque opération. Et c’est bien sûr là que le bât blesse.
La charrue avant les bœufs
D’une part, parce que aucune des mesures rassurantes qui aurait pu générer de la confiance – augmenter les rémunérations des enseignants, remettre en vigueur et même améliorer l’ancien compte de prévention de la pénibilité, laisser les partenaires sociaux présenter l’ensemble de leurs solutions y compris l’augmentation des cotisations – n’a été mise en œuvre avant l’annonce de la réforme. On les promet pour après, en continuant à mettre systématiquement la charrue avant les bœufs : la flexibilité avant la sécurité, les sacrifices avant les récompenses
Mais surtout parce que, d’autre part, cette réforme s’inscrit dans une longue série qui lui donne malheureusement son sens. Depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, la plupart des réformes ont consisté à réduire les protections ou visé à réduire les dépenses publiques : les ordonnances travail, la réforme de l’assurance-chômage, le refus d’augmenter les ressources de l’hôpital à la hauteur des besoins et de l’activité… et maintenant les retraites, alors même que cette réforme n’était ni urgente ni demandée, et que les vrais problèmes quotidiens dans lesquels se débattent nos concitoyens ne sont pas traités : la dépendance, la précarité étudiante, les personnes à la rue, l’absence de moyens pour l’hôpital, les petites pensions, l’absence d’investissements massifs dans la transition écologique et sociale, etc.
Ce qui s’exprime dans la rue est désormais le ras-le-bol et la peur devant des réformes qui détricotent les protections mises en place en 1945 et étendues lors des décennies suivantes. Cet objectif avait d’ailleurs été explicitement exprimé par l’ancien vice-président du Medef, Denis Kessler, en 2007 : « Il s’agit aujourd’hui, écrivait-il, de sortir de 1945 et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance (…) Cette architecture singulière est à l’évidence complètement dépassée, inefficace, datée. Elle ne permet plus à notre pays de s’adapter aux nouvelles exigences économiques, sociales, internationales. » Une large partie de nos responsables politiques, de droite comme de gauche, partagent cette conviction et veulent éradiquer les archaïsmes français.
Archaïques les syndicats et le modèle social français « corporatiste-conservateur » ; archaïques les dépenses sociales élevées qui « évincent l’investissement privé » ; archaïque le souhait de voir les nombreux besoins sociaux, anciens et nouveaux, pris en charge par des services publics de qualité et notre système de Sécurité sociale plutôt que par des systèmes privés qui sélectionnent et trient leurs clients et excluent les plus modestes ; archaïque la volonté de résister aux recommandations de l’OCDE, qui continue de proposer comme idéal un Etat social résiduel, focalisant la protection sur les plus pauvres et laissant les plus aisés s’acheter leurs propres protections. « Il est nécessaire que soit mis en place un cadre cohérent pour la retraite afin d’accompagner et d’encourager le recours à des produits de rente, qui peuvent aider les particuliers à atténuer les risques d’investissement et de longévité », écrivaient les auteurs des Perspectives de l’OCDE sur les pensions 2016.
Il faut se rendre à l’évidence, les Français continuent à être fermement attachés au projet originel du Conseil national de la Résistance et à l’existence d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire.