Dominique Plihon, professeur d’économie à Paris XIII et membre du conseil scientifique d’Attac, et Daniel Cohen, directeur du département d’économie à l’Ecole normale supérieure, réagissent, pour Libération, au programme d’assouplissement quantitatif annoncé jeudi par Mario Draghi, le patron de la Banque centrale européenne.La Banque centrale européenne va donc lancer un programme massif d’achats de dette (dit «QE») de 60 milliards d’euros par mois de mars 2015 à septembre 2016, soit 1 140 milliards. Est vraiment la fin d’un tabou?
Dominique Plihon. Bien sûr, c’est un changement important qui va dans le bon sens et que nous appelions depuis longtemps de nos vœux. La BCE fait enfin ce que les autres banques centrales, américaine, britannique ou japonaise, font depuis longtemps. Mais c’est trop peu par rapport à la dette qu’il faudrait racheter et trop tard: pourquoi attendre le 15 mars?
Daniel Cohen. Un tabou saute, savourons ce moment. C’est un progrès important, car on connaissait l’hostilité des Allemands pour une telle initiative. On peut juste regretter que cette décision intervienne tard, peut-être trop tard. Et que la BCE soit obligée de s’incliner devant la contrainte de Berlin qui ne voulait pas mutualiser les risques en contrepartie de ce quantitative easing.Seuls 20% des titres achetés seront soumis à un partage des risques, c’est-à-dire que les pertes éventuelles seront assumées in fine par tous les contribuables de la zone euro. Pour les 80% restants, chaque banque centrale nationale achètera des titres de son pays et… en supportera les risques.
Dominique Plihon. L’Allemagne a toujours voulu que les Banques centrales des pays paient parce qu’elle voulait que ceux qui, à ses yeux, ont commis des fautes, paient. Sa logique: punir les méchants, ceux qui, selon elle, ont laissé plonger les déficits, n’ont pas suffisamment multiplié les «réformes structurelles». Quand on voit la souffrance sociale dans les pays où l’austérité est appliquée…
Daniel Cohen. C’est un recul en termes d’autorité, un recul sur la voie d’une possible union bancaire. Pour autant, on ne sait pas si cela aura un impact à court terme sur la décision générale prise d’injecter plus de 1 000 milliards d’euros pour l’achat d’actifs. Et l’Allemagne, bien qu’opposée à cette décision, s’y est ralliée. On ne peut pas plaider pour une BCE indépendante et dénoncer le fait qu’elle le soit et prenne ses décisions en toute autonomie.Est-ce que cela éloignera le spectre de la déflation et relancera la croissance en Europe?
Dominique Plihon. On est au bord de la déflation, et face au gouffre, la BCE agit enfin. Cela risque de ne pas changer grand-chose. Car on ne marche que sur une jambe: la politique monétaire. L’autre jambe qu’il faudrait activer, c’est l’instrument budgétaire et fiscal. Or, il reste contracyclique et continue de nous enfoncer dans la récession. Il faudrait donc vite une relance budgétaire véritable, en Allemagne et en Europe du nord plutôt que l’austérité budgétaire et salariale qui freine toute reprise. C’est comme si on conduisait la voiture avec un pied sur le frein (la politique budgétaire) et l’autre sur l’accélérateur (la politique monétaire). Résultat, la conduite est difficile. Mario Draghi fait ce qu’il peut face aux bâtons dans les roues mis par l’Allemagne qui a eu une attitude irresponsable.
Daniel Cohen. Il y a effectivement un débat pour savoir si le quantitative easing,l’assouplissement monétaire, va fonctionner. Il ne le fera pas avec la même force, la même vigueur, qu’aux Etats-Unis. Comme outre-Atlantique, il va relever le prix des actifs financiers puisque les taux vont baisser à long terme. Mais cela ne créera pas, à l’inverse des Etats-Unis, un effet d’entraînement aussi considérable car les effets richesse (la hausse du prix des actifs, action, immobilier, etc.) sont plus faibles en Europe qu’aux Etats-Unis. Pour autant, le quantitative easing reste important, à deux égards. Primo, parce qu’il va contribuer à faire baisser la valeur de l’euro. C’est un peu le miracle de Draghi: réussir à créer un euro faible alors que l’Europe dispose d’un excédent commercial record au monde, 324 milliards de dollars, contre 200 milliards pour la Chine et 120 milliards pour l’Arabie Saoudite. Cela devrait créer une appréciation de l’euro: mais cela ne se fait pas à cause de la politique monétaire de Draghi, une politique laxiste avec des taux d’intérêt très bas. Deuxio, parce qu’en effet, Draghi peut espérer lutter ainsi contre les forces déflationnistes. Mais les taux sont déjà au plus bas, il table davantage sur un effet d’annonce, un déclic psychologique. Il en appelle ainsi, implicitement, à l’aide de la politique budgétaire et fiscale.Existe-t-il d’autres cartouches à dégainer si cette arme supposée fatale ne change pas grand-chose, après la baisse des taux ou les allocations de liquidités à long terme (TLTRO)?
Daniel Cohen. Quand même, oui. Après tout, il y a la planche à billets. Quand on a le pouvoir de créer de la monnaie, on peut tout faire. A minima, cela pourrait décider de financer le plan Juncker [315 milliards d’euros d’investissement annoncé fin novembre par le président de la Commission européenne, ndlr].
Dominique Plihon. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. S’il n’y a pas de demande de crédit des ménages et des entreprises, le flot de liquidité alimentera des bulles spéculatives plutôt que l’économie réelle. La seule cartouche, c’est, encore une fois l’arme budgétaire. La politique monétaire est allée au bout des possibilités: la trappe à liquidités. Il faut donc une relève budgétaire. Draghi ne peut agir sur ce levier. Il table sur le fait que les anticipations d’inflation vont devenir plus importantes. Et que la croissance reparte progressivement, puis significativement. Deux autres petits moteurs de secours, la baisse de l’euro et la chute du pétrole vont, à court terme, venir l’aider et éviter d’aller trop profond dans l’ornière de la déflation.