« C’est encore plus vrai en période de grande coalition gauche-droite à Berlin : le Parlement européen reste une institution dominée de la tête et des épaules par l’Allemagne. Ce n’est pas un hasard si Martin Schulz, social-démocrate allemand, s’est servi de ses deux années à la tête de l’assemblée comme d’un tremplin pour pousser sa candidature à la présidence de la Commission européenne. Rien ne dit qu’il réussira son pari, mais il espère, en cas de victoire de sa famille, s’appuyer sur les élus (de toutes nationalités) pour s’imposer au Conseil, en dépit des réserves d’Angela Merkel et de David Cameron à son égard.
Les élus allemands ne constituent pas seulement la plus importante délégation, avec 96 députés dans la prochaine législature, contre 74 aux Français et 73 aux Britanniques. Ils sont aussi parmi les plus engagés et les plus influents pour peser dans la course aux postes qui va s’amplifier dès le lendemain du scrutin du 25 mai. Et pas seulement.
Les Français sont souvent dispersés, à droite comme à gauche. Les Britanniques sont marginalisés dans des formations eurosceptiques. Les élus allemands, eux, sont et resteront concentrés dans un nombre limité de groupes : les deux tiers d’entre eux siègent dans les deux principales formations, le Parti populaire européen (PPE) et les socialistes.
LA DÉLÉGATION ALLEMANDE EST L’UNE DES PLUS STABLES
Après les élections du 22 au 25 mai, les sociaux-démocrates du SPD et les chrétiens-démocrates de la CDU-CSU devraient constituer les plus grandes délégations de leur groupe respectif : ils devraient disposer respectivement de 27 et 37 élus selon les plus récentes estimations de PollWatch – contre 14 socialistes et 20 UMP du côté de la France.
La délégation allemande est par ailleurs l’une des plus stables d’une élection à l’autre. « Les Allemands savent envoyer à Bruxelles et Strasbourg des politiques susceptibles de rester pendant plusieurs mandats, pour être en mesure de gagner en expérience, tandis que les Français ont parfois tendance à sortir les sortants pour placer des personnalités en pleine traversée du désert ou pas vraiment motivées par leur job », observe Florent Saint-Martin, professeur associé à Sciences Po et ancien assistant de l’eurodéputée Corine Lepage.
La composition des listes électorales en France n’a fait que confirmer la tendance cette année. Des élus sortants parmi les plus influents, comme Alain Lamassoure (UMP), Sylvie Goulard (MoDem) et Pervenche Berès (PS), ont dû se battre pour figurer en bonne place sur les listes.
L’ADMINISTRATION DU PARLEMENT DIRIGÉE PAR UN ALLEMAND
L’engagement dans la durée des élus allemands et leur poids numérique les placent en position de force. Au total, sur les sept groupes de l’actuelle assemblée, deux sont présidés par des Allemands : les écologistes et la gauche radicale. Nombre de commissions parlementaires sont présidées par des élus allemands. Ces derniers se chargent aussi de nombreux rapports sur les projets législatifs qui comptent. « Les diplomates allemands n’ont pas trop besoin de faire du lobbying auprès de leurs élus, car ceux-ci prennent leur rôle très à cœur, constate un diplomate français. D’autres pays sont au contraire obligés d’être présents pour compenser l’éparpillement et la faiblesse relative de leurs délégations. »
En coulisse, l’administration du Parlement est de surcroît dirigée par un Allemand des plus discrets, Klaus Welle. Ce CDU bon teint, qui fut secrétaire général du PPE avant de rejoindre les eurodéputés, joue un rôle méconnu à Bruxelles. Une fois par semaine, il monte dans le bureau de Martin Schulz afin de préparer les travaux parlementaires. Dans cette réunion, l’allemand est souvent – chose rare à Bruxelles – la principale langue de travail, avec le français.
Bien avant la campagne électorale, ce quinquagénaire moustachu a entrepris, avec quelques élus – en général allemands –, de préparer un véritable programme de coalition entre la gauche et la droite du futur Parlement. Il s’agit dans son esprit de fournir une plate-forme de travail au prochain président de la Commission européenne, qu’il s’agisse de Martin Schulz, de Jean-Claude Juncker ou d’un autre. L’idée est de défricher le terrain pour négocier le poste avec les chefs d’Etat et de gouvernement dès le lendemain des élections et de s’assurer d’une solide majorité parmi les eurodéputés. Le programme reprend les projets non bouclés, comme la protection des données et les principaux rapports d’initiative votés par les élus.
« UN ÉNORME PROBLÈME POUR L’INFLUENCE FRANÇAISE »
La toute-puissance allemande pourrait certes pâtir de l’entrée dans le prochain Parlement du parti anti-euro Alternative pour l’Allemagne, susceptible de rafler de sept à neuf sièges. Mais la présence d’une grande coalition à Berlin, dont les membres sont obligés d’accorder leurs violons sur l’Europe très en amont, devrait compenser ce petit handicap.
En comparaison, les Français seront sans doute autrement affaiblis par le probable succès du Front national. « Une délégation FN forte va poser un énorme problème pour l’influence française : ces élus seront soit absents, soit incontrôlables », prévoit le politologue Olivier Costa, directeur des études politiques au Collège d’Europe à Bruges. Pour lui, la France va se rapprocher du Royaume-Uni, qui doit composer au Parlement avec des élus nationaux souvent eurosceptiques. »
Philippe Ricard (Bruxelles, bureau européen)