« Inédit ». Le mot revient dans toutes les bouches depuis le début de la crise des « gilets jaunes », qui a franchi, samedi 1er décembre, un cap dans la violence de son expression. Qui a déjà vu un député – François Ruffin, en l’occurrence, élu La France insoumise (LFI) de la Somme – se planter à deux pas de l’Elysée pour réclamer en direct sur les réseaux sociaux au chef de l’Etat de « partir » ? « De la colère, on est passé à la rage. L’orgueil du président de la République, sa surdité, son obstination, son absence de concessions sont une machine à haine, a déclaré, dimanche, le journaliste, une des rares figures politiques du mouvement, qui assure avoir entendu sur les ronds-points des menaces de mort contre Emmanuel Macron. Il doit partir avant de rendre notre pays fou, fou de rage, complètement fou. »
Qui a déjà vu un député, membre de la majorité – Stéphane Trompille, élu La République en marche (LRM) de l’Ain – chercher à en venir aux mains avec un manifestant ? « Tu crois que je suis qui, moi ? », criait-il, samedi soir, lors d’un rassemblement au péage d’Attignat (Ain), à un « gilet jaune » qui l’aurait, selon lui, menacé.
Qui a déjà vu brûler une préfecture – celle de la Haute-Loire en l’occurrence, au Puy-en-Velay – à l’issue d’une manifestation ? « Une préfecture prise d’assaut de cette manière-là, c’est hallucinant… », souffle l’enfant du pays, Jean-Noël Barrot, fils de l’ancien maire Jacques Barrot. Le député Modem des Yvelines est inquiet après avoir entendu les complaintes d’un représentant des « gilets jaunes » reçu, vendredi, par Edouard Philippe, qui a expliqué être chahuté par d’autres militants pour avoir accepté d’échanger avec le premier ministre. « Cela rappelle l’emballement de la Révolution française : quand quelqu’un prenait la tête du mouvement, il était sûr de voir sa tête rouler quelques mois plus tard… », frissonne l’élu.
Qui a déjà vu des députés de la majorité gagnés par la panique et critiqués de toutes parts pour leur incapacité à « sentir » le terrain – ce qu’ils réfutent –, y aller de leurs propositions chacun dans leur coin pour juguler la colère : là proposant une concertation, ici réfléchissant à voix haute sur une « convention de révision des institutions », là encore imaginant une baisse de la TVA ? Qui a déjà vu une opposition aussi inaudible dans un contexte où le pouvoir se montre, lui, si impuissant ?
« Haine contre Macron »
Alexis Corbière a 50 ans, et « trente-cinq ans d’engagement politique » derrière lui, dont une partie à l’extrême gauche. Il n’en revient toujours pas : ce qu’il se passe en ce moment avec la mobilisation des « gilets jaunes » revêt selon lui un caractère « inédit ». « C’est une explosion populaire, une rage, une exigence de dignité civique, estime le député LFI de Seine-Saint-Denis, historien de formation. Les gens se sentent méprisés. Ce n’est pas le public traditionnel des manifestations. La radicalisation est l’effet miroir de la pratique macroniste du pouvoir. Il y a une colère, une haine contre Macron et son épouse. Le peuple ne veut plus de son roi. » Ce sentiment de coupure entre le sommet et la base est également ressenti de l’autre côté de l’échiquier politique, à droite.
Le sénateur Les Républicains (LR) de Vendée, Bruno Retailleau, a même trouvé une expression un rien barbare pour qualifier ce phénomène : la « désintermédiation de la politique ». « Nous avons eu des crises entre le pouvoir et les Français, notamment en 1984, sur la question scolaire. Mais là, c’était une bataille rangée, classique, rappelle-t-il. Les gens ont le sentiment que le pouvoir leur échappe, qu’il est confisqué par une caste. Il y a des casseurs, des “gilets jaunes”, et un soutien massif des Français, qui s’est renforcé au fil du temps. C’est ça qui est inédit. C’est une protestation par procuration. »
En 1995, il y avait des syndicats pour encadrer la colère face aux réformes sociales du gouvernement Juppé. Aujourd’hui, une partie du peuple se mobilise seule, dans la rue ou sur Facebook, face au pouvoir. Le responsable politique et le syndicaliste semblent de trop dans ce paysage. « C’est un moment dangereux où la société se défait, constate un pilier de l’Elysée du temps de Nicolas Sarkozy. Une partie de la société ne joue plus le jeu. Le pouvoir, l’autorité sont d’une extrême fragilité. Il y a une révolte contre les pouvoirs, et pour que cela s’arrête, il faut que le pouvoir cède. Un gouvernement n’est pas en guerre contre le peuple. » « Ce sont les hauts fonctionnaires qui sont aux manettes, et pour un haut fonctionnaire, ce qui compte, c’est l’administration des choses et non la gestion des passions politiques, souligne Jean-Louis Missika, adjoint de la maire de Paris, Anne Hidalgo, et soutien de la première heure d’Emmanuel Macron. On touche aux limites de la gestion gouvernementale d’Edouard Philippe, qui, malgré son profil d’élu local, a des réflexes technocratiques. »
Rétablissement de l’ISF
Marine Le Pen le dit sur un ton plus moqueur à l’égard de l’exécutif : « Quand on n’a qu’un marteau à la main, toutes les solutions ressemblent à un clou. » La présidente du Rassemblement national (RN), à l’image de la plupart des figures de l’opposition, réclame au gouvernement un moratoire sur les hausses de taxe sur les carburants. « Le président de la République est dans la situation d’un gamin buté, qui refuse d’entendre ce que le peuple lui dit et qui refuse de sortir de cette situation », a fustigé la députée du Pas-de-Calais, dimanche, sur France 3. « Le président a choisi pour l’instant le pire des scénarios, le pourrissement, a regretté de son côté Jean-Luc Mélenchon sur BFM-TV. Ce n’est pas ça qu’il faut faire. Il faut donner raison aux “gilets jaunes” » pour faire baisser la tension et recommencer à discuter. »
Pour le patron de LFI comme pour la patronne du RN (mais aussi pour le Parti socialiste), le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), supprimé par Emmanuel Macron, représente également un instrument nécessaire de justice sociale. Mais cela ne saurait suffire, après trois semaines de mobilisation et de haut-le-cœur du pays. Les deux responsables en appellent donc à la dissolution de l’Assemblée nationale.
Ce retour aux urnes est aussi prôné par Laurent Wauquiez, le président de LR, mais d’une manière différente puisqu’il réclame un référendum sur la politique de transition énergétique du gouvernement. « Il y a de la colère, de la tristesse en Haute-Loire, mais aussi le sentiment que cette France-là, le président de la République ne la comprend pas », a expliqué le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes en évoquant le sort du Puy-en-Velay, ville dont il a été le maire.
« Donner la parole au peuple »
Très prisée dans les discours de la droite ces dernières années, cette promesse d’une consultation des citoyens par référendum est perçue comme le moyen de renouer le lien avec le peuple. Une gageure que les consultations menées par Edouard Philippe, à partir de lundi 3 décembre, avec les présidents de parti, ne peut pas remplir, selon les dirigeants de la droite. « Ce n’est pas le moment d’un entre-soi politique. Ce qui fait la spécificité des “gilets jaunes”, c’est que c’est un mouvement citoyen, souligne Geoffroy Didier, secrétaire général délégué de LR. La seule réponse possible, c’est de donner la parole au peuple par référendum, dans un moment où Emmanuel Macron n’a plus l’autorité, plus la légitimité. »
Autre sortie de crise envisagée, par le Parti socialiste, cette fois : la tenue d’états généraux sur le pouvoir d’achat. Dans un courrier adressé au président de la République, le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, et les présidents des groupes socialistes à l’Assemblée nationale et au Sénat, Valérie Rabault et Patrick Kanner, demandent au chef de l’Etat de « bouleverser l’ordre du jour »du Parlement et d’organiser un débat « dans les meilleurs délais ». « Cette situation surréaliste achève de discréditer nos institutions », jugent-ils. Depuis le début de cette crise, la formation de gauche observe une attitude discrète – les hausses d’impôt du quinquennat de François Hollande sont encore dans les mémoires. « La responsabilité, face à cette défiance, est collective. Il s’agit d’un défi qui n’est pas lancé uniquement au gouvernement, mais à l’ensemble des corps intermédiaires », note le trio Faure-Rabault-Kanner dans son courrier. Lucide, à défaut d’être inédit.
Ce qu’il faut savoir
- Mobilisation Selon le ministère de l’intérieur, 136 000 personnes ont manifesté en France, samedi 1er décembre, dont 10 000 à Paris (contre 166 000, le 24 novembre, et 282 000, le 17 novembre).
- Interpellations 682 personnes ont été interpellées en France – 412 à Paris –, et 630 placées en garde à vue, selon la Préfecture de police. Lundi matin : 139 personnes avaient été déférées au parquet de Paris, 111 gardes à vue ont été prolongées et 81 procédures ont été classées sans suite selon le parquet de Paris. Au moins 263 personnes ont été blessées, dont 81 membres des forces de l’ordre.
- Tirs A Paris, les policiers ont tiré 9 861 grenades de toutes sortes, selon une source syndicale. Les canons à eau ont projeté 136 800 litres, et 3 827 grenades lacrymogènes ont été lancées par les gendarmes mobiles.
- Acte IV Sur Facebook, une nouvelle mobilisation, intitulée « Acte IV Macron Dégage ! », appelle déjà à un nouveau rassemblement dans la capitale, samedi 8 décembre.
Par Béatrice Jérôme, Olivier Faye, Manon Rescan, Abel Mestre, Enora Ollivier