Pour Mediapart, l’essayiste allemande Carolin Emcke revient sur les failles du référendum organisé sur le Brexit en 2016, et sur les leçons à tirer pour les pratiques de la démocratie en Europe.
Autrefois, on employait le terme de spectacle – du latin spectaculum, « merveille à voir » – pour désigner une pièce de théâtre ou un événement particulièrement sensationnel, dont la vue était censée faire le régal du grand public. Parmi les différents sens historiques du mot, le Dictionnaire des frères Grimm dénombre aussi bien les exhibitions publiques et autres « jeux circassiens » que des scènes tapageuses, « lorsqu’on fait entrer un condamné ou qu’on procède à une exécution ». C’est cette dernière acception qui a donné naissance à l’idée de spectacle en tant qu’affaire ou épisode déplaisant (« un spectacle affligeant »).
On peut imaginer que les débats du Parlement britannique étaient censés avoir un autre sens. Des affrontements certes théâtralisés, mais qui n’en resteraient pas moins l’occasion de discussions sérieuses sur des projets et des lois politiques ; un lieu où s’épanouirait la démocratie publique, où chaque camp défendrait et expliquerait ses convictions pour parer aux arguments contraires. Mais de cela, il ne reste rien. Rien d’autre que jeux circassiens et scènes tapageuses, comme lorsque l’on fait entrer un condamné dans l’arène. Le public attend de voir à quel moment Theresa May sera écartée pour de bon, sans le moindre espoir que cette élimination vienne changer quelque chose à la sempiternelle répétition de la négation de toute vision politique.
« Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux », écrit Guy Debord dans son célèbre essai La Société du spectacle. Celles et ceux qui ont suivi l’état d’urgence permanent caractérisant les débats sur le Brexit à Londres ont de bonnes raisons de craindre que ce spectacle-là ne soit plus que l’expression d’une « parodie du dialogue », pour emprunter un autre concept à Debord.
On aura beau être outré face à ce qui se trame à Londres, on peut s’estimer heureux que le Brexit, tel un agent de contraste injecté dans le corps pour faire apparaître les maladies ou les détériorations, nous permette de discerner plus nettement ce qui est nécessaire à une anatomie démocratique de l’Europe, ce qui lui est superflu et ce qui la met à mal.
Et l’on s’aperçoit tout d’abord que l’action commune au sein d’une union transnationale ne se pose pas, comme certains aiment à l’affirmer, en contradiction de l’autodétermination des États, mais en constitue au contraire la garantie durable. « Take back control »(« Reprenons le contrôle »), telle était la pompeuse étiquette de cette nostalgie impérialiste promettant la souveraineté nationale en notre ère postnationale – une promesse d’ores et déjà reniée, même si ce n’est qu’à mi-voix.
Le fantasme selon lequel le Royaume-Uni pourrait, même sans l’aide de l’Union européenne, signer des traités de commerce juteux avec d’autres États, ce fantasme s’est avéré aussi naïf que celui qui voudrait qu’une frontière (européenne) ne soit pas une frontière (irlandaise). S’il y avait un palmarès des absurdités tout droit sorties de la pensée magique du Parlement britannique, la disparition comme par enchantement du problème irlandais serait sans doute en haut de la liste.
Si le Brexit a démontré une chose, c’est bien qu’un pays aussi vulnérable que l’Irlande est conscient que la solidarité des autres États membres le protège dans sa souveraineté. Au cours des deux années écoulées depuis le référendum, la structure bipolaire du contexte géopolitique, ce tiraillement entre les antipodes que sont les États-Unis et la Chine, s’est dessinée de façon plus nette encore que ce qui était prévisible. Imposer ses intérêts entre ces deux champs de force, voilà qui est déjà ambitieux pour l’UE. Mais pour un Royaume-Uni volontairement rabougri, tenter le même pari revient à montrer la nostalgie d’un prétendu « contrôle » pour ce qu’elle est vraiment : une pure histoire à dormir debout.
L’échec des promesses néonationalistes a dévoilé le vrai visage de populistes comme Boris Johnson : des rhéteurs cynico-acrobatiques qui se soucient de la participation du « peuple » comme d’une guigne. La tentative des conservateurs d’expliquer la colère (justifiée) de nombreux Britanniques non plus par la sape des infrastructures sociales, par un système de santé publique sous-alimenté et des investissements insuffisants dans la police ou les écoles, mais en incriminant l’UE – cette tentative a tourné court.
En anglais, le verbe « to scapegoat » désigne le comportement visant à faire de quelqu’un un bouc émissaire, à le persécuter. Si l’on devait lui chercher un synonyme dans le vocabulaire de l’Europe, on pourrait désormais employer le verbe « brexiter ». Rejeter sur les autres les ravages de sa propre politique d’austérité en n’y voyant que les conséquences de l’appartenance à l’UE, voilà qui relève bien d’un « brexitage »systématique.
Le désespoir social que l’on a vu enfler non seulement en Angleterre, mais dans les régions structurellement faibles aux quatre coins de l’Europe, a été imputé à Bruxelles, à la « classe cosmopolite », aux « migrants », alors qu’il aurait fallu critiquer la politique néolibérale fondée sur la dérégulation et la privatisation pour les dégâts qu’elle a semés – créant une communauté qui sépare toujours plus au lieu de rassembler, des institutions publiques qui ne sont plus en mesure de garantir ce qu’elles avaient promis : la protection et l’assistance de l’État.
Ce sentiment d’une perte de contrôle n’a rien à voir avec l’État-nation ou l’Europe, mais bien avec le fait que la communauté est tellement minée que la plupart des gens ne se sentent plus liés les uns aux autres, plus écoutés, plus reconnus ni protégés. Ainsi, le « non » permanent opposé à toute question lors des débats au Parlement apparaît pour ainsi dire cohérent, car ce n’est pas du contrôle des frontières ou de la sortie de l’UE qu’il s’agit, mais bien de la douleur de celles et ceux qui ne sont pas reconnu.e.s, du malheur causé par des infrastructures sociales insuffisantes.
La méthode dite du contraste montre aussi qu’il est impossible de simuler la démocratie. Un référendum ne saurait être en soi une méthode participative visant à sonder les désirs du peuple. Pour savoir si un plébiscite peut véritablement servir d’instrument démocratique, il faut se demander si la question sur laquelle on se prononce est suffisamment claire. Un référendum qui énonce les alternatives possibles en des termes édulcorés ou falsifiés, et ne met à disposition des citoyennes et citoyens ni assez d’espace, ni assez de temps, ni les procédures publiques leur permettant de jeter un regard critique sur les différentes options, un tel référendum ne fait que saboter cette formation de la volonté politique qu’il prétend favoriser.
La sphère publique démocratique a toujours deux versants : c’est à la fois le lieu où nous pouvons apprendre ensemble, celui où nous sommes confrontés aux opinions et aux besoins des autres, où nous sentons que nos propres désirs et notre propre détresse ne sont pas généralisables, le lieu où nous sont transmis un savoir et des informations ; mais c’est en même temps le terreau de la critique dissidente face au pouvoir établi, le lieu où l’on proteste, où se tissent les utopies alternatives.
Voilà bien ce qui a manqué au Royaume-Uni : la possibilité pour ses citoyennes et citoyens de bénéficier d’informations assez consistantes, d’évaluer la rationalité de certaines affirmations politiques, de traduire les scénarios abstraits en expériences concrètes – pour décider, au bout du compte, s’ils voulaient y prendre part, et de quelle manière.
C’était l’une des différences entre le référendum sur le Brexit et le vote sur la libéralisation de l’avortement en Irlande. La décision du Parlement irlandais avait été précédée par de nombreux mois de concertation au sein des « citizens’ assemblies » (« assemblées citoyennes »), permettant à 99 citoyennes et citoyens choisi.e.s au hasard (mais selon un principe de représentativité démographique) de se forger une opinion, dans le cadre d’un impressionnant procédé délibératif.
Pendant six mois, ces citoyens avaient écouté les explications d’expertes et d’experts, de femmes concernées et de différents lobbies. Des auditions retransmises en direct, et qui ont abouti à un résultat que beaucoup tenaient pour impossible : 87 % d’entre eux se sont prononcés pour un amendement résolument libéral de la Constitution, prouvant ainsi qu’ils étaient immunisés contre les campagnes agressives des agitateurs populistes.
Si l’UE devait tirer de ce débat une leçon sur les conditions de la démocratie, il faudrait l’énoncer en ces termes : un référendum n’a de sens que dans la mesure où il permet l’accès à des informations judicieuses et précises, contribuant à former la volonté politique de manière inclusive et véridique, questionnant sérieusement les arguments et les expériences de chacun. Loin de la participation réelle, tout le reste n’est qu’un irréel spectacle.
10 AVRIL 2019 | PAR CAROLIN EMCKE
Traduit de l’allemand par Alexandre Pateau.