« A quelques jours du scrutin européen du 25 mai, les partis protestataires ont bien de la chance. Ils offrent un programme simple : détruire. C’est accessible à tous et cela nous change agréablement de la complexité de l’époque. Chef duFront national (extrême droite), Marine Le Pen le dit très bien : elle veut «bloquer » l’Union européenne. Avant d’essayer de la démanteler. Les formations protestataires europhobes peuvent compter sur les partis de gouvernement. Eux aussi disent du mal de l’Europe, prise pour bouc émissaire de leurs difficultés nationales.
L’Union européenne (UE) a beaucoup de défauts. Elle est incarnée par une machinerie bruxelloise peu sexy et incompréhensible. Elle ne parle qu’une langue, l’économie, et dans un patois vulgaire, le « globish ». Elle ne peut que décevoir quand elle s’attribue des capacités qu’elle n’a pas – une politique dedéfense – ou pas encore – une vraie politique étrangère. Elle ne suscite pas de sentiment d’appartenance : trop vaste espace aux frontières trop mouvantes. Elle enregistre un échec sur une question-clé et très difficile : la maîtrise des flux migratoires.
Tout cela est vrai, mais cet état des lieux masque un immense succès. Qu’on ne raconte plus, qu’on tient pour acquis, garanti, tableau d’honneur oublié au moment où il faudrait le brandir : l’édifice européen est caricaturé dans le mélange d’europhobie et d’euroscepticisme qui sert, aujourd’hui, de pensée dominante sur le sujet.
L’UE, C’EST QUELQUE 20 % DU PIB MONDIAL
Il y a un autre diagnostic à porter sur l’Europe, celui d’une aventure réussie, dit Jean-Dominique Giuliani dans un court essai fort opportun : « Pourquoi et comment l’Europe restera le coeur du monde. Petit traité d’optimisme » (Lignes de repères, 198 p., 12 €). Euro-enthousiaste, sans être eurolâtre, le président de la Fondation Robert-Schuman consacre un quart de son livre à critiquer le comportement des institutions bruxelloises et des gouvernements nationaux. Mais, chiffres à l’appui, il rappelle l’essentiel.
L’Europe reste une puissance économique majeure. Pêle-mêle, l’UE, c’est quelque 20 % du produit intérieur brut mondial (PIB), 42 % du commerce de la planète, l’un des tout premiers pôles technologiques, le réceptacle de 30 % des investissements étrangers et une devise, l’euro, devenue la deuxième monnaie de réserve du monde.
Ces performances ne sont-elles que l’addition de réussites nationales ? Non. Elles n’ont été possibles que sous l’impulsion des traités instituant, pas à pas, un grand marché unique, l’harmonisation des règles commerciales, une concurrence libre et censée être à peu près loyale, bordée de normes sociales plus ou moins contraignantes. Contrairement à ce que croient les libéraux, le libéralisme organisé produit des réglementations à la pelle, donc de la bureaucratie.
Ces succès ont leur traduction sociale, qui, là encore, porte la marque de l’Europe. A l’aune de l’indicateur du développement humain de l’ONU, l’Europe est dans le classement de tête des pays disposant de l’espérance de vie la plus longue à la naissance, des meilleures conditions d’accès à l’éducation, du plus fort PIB par habitant (Roumanie et Bulgarie exceptées). Le niveau sanitaire de l’UE est inégalé, celui des dépenses sociales par habitant aussi. L’Europe est le continent le moins inégalitaire.
UN MODÈLE DE SAVOIR VIVRE ENSEMBLE
Née hors d’Europe, la crise de 2008 a fait exploser le chômage au sein de l’Union (plus de 26 millions de sans-emploi), monter la précarité et la paupérisation. La dévastation sociale nourrit l’euroscepticisme, même si l’Europe n’y est pas pour grand-chose. Imposée par l’Allemagne, en échange de mécanismes de solidarité financière non prévus par les traités, l’austérité budgétaire a particulièrement frappé la zone euro – mais le reste de l’Europe aussi. Elle tient moins à la monnaie unique en elle-même qu’à la politique choisie pour traiter la dette publique dans la zone euro.
« Bruxelles » est accusé d’imposer ses vues, de fonctionnement non démocratique. Ce chef d’inculpation relève du bobard, très largement. L’Europe est économiquement libérale parce que ses membres ont démocratiquement choisi des options libérales. Chaque décision « européenne » est d’abord le fruit d’un accord de gouvernements démocratiquement élus placés sous le double contrôle de leurs Parlements nationaux et du Parlement européen.
A chaque étape de la construction européenne, ce sont des Etats-nations qui ont décidé – pas « Bruxelles ». Chaque délégation de souveraineté consentie aux institutions européennes a été votée par les élus nationaux, sous une forme ou une autre. L’ensemble marche mal, l’architecture est à repenser, sans doute. Mais le procès en carence démocratique est un peu court.
D’autant que les traités ont fait des ressortissants de l’UE des femmes et des hommes disposant d’une palette de droits et libertés politiques là encore inégalée. Rappel nécessaire : on ne fuit pas l’Europe pour raison politique.
Les Etats-Unis ont assuré la paix en Europe, pas les Européens. C’est toujours le cas aujourd’hui, où l’Europe désarme et, pour sa défense, compte sur l’Amérique. Mais l’UE est une zone de stabilité politique. Elle privilégie le droit sur l’affrontement. Elle est insupportable parce qu’elle est « une table de négociation » permanente. Elle est un modèle de savoir vivre ensemble dont ne disposent, hélas, ni l’Asie, ni l’Afrique, ni le Proche-Orient.
Conseil avisé d’Alain Juppé : « Il faut parler de l’Europe de manière affective. »Et peut-être même affectueuse. »
Par Alain Frachon