Les couches populaires qui se définissaient hier en termes économiques le font aujourd’hui en termes culturels. La question est de savoir pourquoi, s’interroge l’économiste Jean Pisani-Ferry dans sa chronique au « Monde ».
Chronique. Pourquoi le premier ministre britannique Boris Johnson a-t-il réussi à conquérir les circonscriptions rouges des Midlands ? Quelle raison les ouvriers américains ont-ils de soutenir le président américain Donald Trump, dont la politique favorise les riches ? Comment l’ex-ministre de l’intérieur Matteo Salvini, hier champion de l’égoïsme de l’Italie du Nord, a-t-il fait pour étendre son emprise à toute la Péninsule ? Pour répondre à ces questions, il faut comprendre le populisme.
A leur manière, les économistes s’y sont attelés. Ils ont mis en lumière les ravages causés par la crise financière, disséqué les nouvelles inégalités et explicité les effets des transformations du travail. Ils ont réestimé l’incidence du déferlement des exportations chinoises et montré combien villes et régions affectées peinaient à s’en relever. Mais leurs analyses débouchent régulièrement sur la même énigme : comment expliquer que les électeurs votent contre leurs intérêts économiques ?
En mettant l’accent sur de nouveaux clivages dits culturels – autour des valeurs, de l’immigration, de la nation –, les politistes offrent une perspective alternative. Mais la théorie du contrecoup culturel de Pippa Norris et Ronald Inglehart (Cultural Backlash. Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge University Press, 2019, 554 p., 28,53 euros), qui voit dans le populisme l’effet du raidissement de catégories sociales traditionnelles bousculées par les mutations, ne permet pas de comprendre pourquoi tant d’électeurs sont passés sans coup férir d’une définition économique à une définition culturelle de leur identité.
Dans un livre stimulant (Les Origines du populisme, Le Seuil, 208 p., 14 euros), Yann Algan et ses coauteurs voient dans le populisme l’effet d’une désocialisation. La désagrégation de la société de classes aurait laissé les individus en déshérence. Le faible niveau de confiance interpersonnelle qui caractérise les Français les porterait à la défiance envers les institutions et les élites. Mais si elle éclaire le mouvement des « gilets jaunes », cette lecture n’explique pas pourquoi des pays moins désocialisés que la France connaissent des dérives voisines.
L’identité politique, un stéréotype de groupe
Ainsi que l’a noté Didier Eribon dans Retour à Reims (Fayard, 2009), le fait central est que les mêmes couches populaires qui se définissaient hier en termes économiques le font aujourd’hui en termes culturels. La question est de savoir pourquoi. Le grand mérite de Nicola Gennaioli et Guido Tabellini, de l’université Bocconi, est de prendre le sujet de front (« Identity, Beliefs, and Political Conflict », Mimeo, juillet 2019). D’après leurs travaux, l’identité politique est un stéréotype de groupe. Comme aucun camp ne correspond exactement à nos attentes, nous choisissons celui dont nous sommes le plus proche et qui est, aussi, le plus distant des idées que nous rejetons. Cette identification, une fois faite, colore nos perceptions de la réalité : un électeur de gauche n’est pas seulement plus sensible aux inégalités, il en a aussi une perception aggravée parce qu’il s’assimile aux moins bien lotis, tandis qu’un électeur de droite tend plus facilement à les relativiser. C’est ce que Marx appelait la conscience de classe.
Il y a cependant différentes manières de se définir politiquement : sur une base économique, à partir des enjeux du travail, de la répartition du revenu et de la mobilité sociale ; ou sur une base culturelle, en termes d’ouverture à l’égard des minorités ou d’attitude par rapport à l’immigration. La coexistence de ces deux dimensions peut conduire les électeurs à basculer d’un stéréotype à un autre. Ils peuvent à la fois rester les mêmes et passer d’une caractérisation économique à une caractérisation culturelle de leur identité politique. Ce basculement les conduit à mettre en sourdine leurs préférences en matière de répartition du revenu, qui divisent au sein de leur nouveau camp, pour mettre l’accent sur leurs préférences en matière d’immigration ou d’intégration, qui désormais rassemblent.
Tabellini et Gennaioli montrent que cette clé de lecture rend bien compte de la réalité : aux Etats-Unis, depuis 2000, les divergences entre catégories sociales sur le niveau de la dépense publique (un bon marqueur gauche-droite) se sont amoindries, tandis que les divergences sur le niveau souhaitable de l’immigration se sont aiguisées. En France, la présidentielle de 2017 ne s’est pas jouée sur des critères économiques, contrairement à 2012, mais ils sont vite réapparus.
Cette analyse permet de comprendre comment des évolutions sociales d’ampleur modeste peuvent induire des restructurations du champ politique. A tout moment, préférences économiques et culturelles coexistent, et il suffit de faibles glissements pour faire passer d’une structuration par les premières à une structuration par les secondes. Cela explique que les partis politiques soient des colosses aux pieds d’argile : hier écrasants, ils peuvent brutalement s’effondrer.
L’approche bat aussi en brèche la dichotomie simpliste entre explications économiques et culturelles du populisme. Un trait marquant des mutations technologiques récentes est qu’elles frappent les individus dont le niveau d’éducation est le plus faible, avec pour conséquence une corrélation accrue entre revenu et attitudes culturelles. En réponse, l’espace politique tend à se réorganiser autour de celle de ces deux coordonnées qui offre le plus grand potentiel de différentiation entre les camps. Pour cette raison un choc économique peut déboucher sur une polarisation culturelle.
Mais il reste beaucoup à comprendre. Par exemple, une fois qu’un basculement s’est produit, est-il aisément réversible ? Ou, pour s’opposer au populisme, la réactivation des anciens conflits, qui tente une partie de la gauche, est-elle une réponse convaincante ? La réponse à ces questions ne va pas de soi. L’outillage conceptuel progresse ; c’est un début.