Analyse. Si elle restera longtemps comme un épisode malencontreux dans l’histoire des institutions communautaires, la récente affaire du « Sofagate », impliquant le président du Conseil européen, Charles Michel, et la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, privée de siège lors d’une visite au président turc, a éclipsé une question de fond. Une question qui conditionne l’avenir d’un projet politique toujours en quête de cohérence : mais qui donc incarne le « gouvernement » de l’Union européenne ?
En 2012, le comité Nobel, décidant d’honorer l’Union pour son rôle en faveur de la paix et de la démocratie, semblait lui-même ne pas avoir de réponse. Pour éviter tout faux pas, il envoya donc une lettre à la délégation de l’UE à Oslo. A charge pour celle-ci de décider s’il convenait d’informer d’abord José Manuel Barroso, alors en poste à la Commission, ou Herman Van Rompuy, son homologue au Conseil. Voire Martin Schulz, alors à la tête du Parlement. Le 12 décembre, le roi de Norvège recevait poliment les trois lauréats pour leur remettre le prix…
« Coopération loyale »
Le Traité de l’Union n’aide pas à la compréhension. Son article 13 dispose que les institutions de l’Europe sont, dans l’ordre, le Parlement, suivi du Conseil, de la Commission, de la Cour de justice, etc. Pour ce qui est du partage des rôles, il se contente de préciser que « chaque institution agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées dans les traités ». La clé étant peut-être que lesdites institutions sont invitées à développer « une coopération loyale ».
La complexe architecture de l’Union force donc les deux institutions à collaborer. Un Conseil agissant sans la Commission s’en tiendrait à des débats politiques un peu plus encore déconnectés du réel. Une Commission sans relais politique le serait tout autant, réduite à formuler des idées et des propositions qui seraient privées de toute traduction.
« Objet inhabituel », ainsi que la définit Laurent Pech, professeur de droit européen à l’université du Middlesex, à Londres, l’Union combine des institutions supranationales − la Commission et le Parlement – et d’autres intergouvernementales − le Conseil, à savoir les Etats, et le Conseil européen, composé des chefs d’Etat et de gouvernement. Contraintes à la coexistence, elles ne sont toutefois pas à l’abri des querelles de personnes.
Ursula von der Leyen, première femme présidente de la Commission, exerce cette fonction sans avoir été chef de gouvernement, et donc membre du Conseil européen. Avant elle, seul Jacques Delors fut dans le même cas. Il dut se défaire de l’encombrante tutelle de François Mitterrand qui voyait surtout en lui l’un de ses anciens ministres.
Mme von der Leyen entend, elle, s’affranchir au plus vite du parrainage de la chancelière Angela Merkel. D’où l’impression qu’après l’épisode turc, où elle a été snobée, elle a surjoué son rôle, singulièrement à l’égard de Charles Michel, obligé de répéter son acte de contrition, mais refusant d’avouer clairement sa bévue, ce qui l’aurait pourtant sans doute servi.
Prééminence des Etats
La Commission explique que, « selon les sujets », c’est sa présidente qui jouirait d’une préséance sur le dirigeant du Conseil. Elle oublie que, lorsque le prédécesseur de Mme von der Leyen, Jean-Claude Juncker, a cru pouvoir outrepasser l’avis des Etats pour imposer des quotas obligatoires de demandeurs d’asile, il a dû battre en retraite : impossible d’agir sans l’aval du Conseil.
Cette gouvernance bicéphale est-elle condamnée à être conflictuelle ? Premier président permanent du Conseil en 2009, l’ex-premier ministre belge, Herman Van Rompuy, avait dû user de ses talents de conciliateur pour amener à collaborer un homme qui s’y connaissait en matière d’ego, José Manuel Barroso. Pas simple, alors que le Portugais avait été, durant les cinq années précédentes, le seul « roi » dans le palais européen. Les deux hommes ne furent pas de grands amis mais finirent par s’entendre, même au plus fort de la crise de la zone euro.
Leurs successeurs, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker, eurent quant à eux de vifs désaccords sur la question migratoire, le contrôle des frontières ou la solidarité à imposer aux capitales. Amis politiques, ils se faisaient toutefois confiance. Le Luxembourgeois devant bien admettre le diagnostic posé par Luuk van Middelaar, professeur néerlandais, spécialiste de la genèse du projet politique européen, auteur notamment du Passage à l’Europe (Gallimard, 2012) : le Conseil exerce l’autorité suprême, tranche en temps de crise et exerce la responsabilité devant la pluralité des opinions nationales. La Commission, jouissant d’une autre forme de légitimité, agissant sur la base des traités, responsable devant le Parlement, dispose, elle, de l’indispensable expertise technique.
En tout cas, s’il faut désigner un gagnant dans les conflits qui les opposent, c’est le Conseil. Pour preuve, relève M. Pech, la chute vertigineuse des recours pour « manquements » que la Commission peut lancer contre les Etats qui ne respectent pas leurs obligations au regard du droit européen : de − 60 % à − 80 % depuis 2004. La « gardienne des traités » a perdu de vue son rôle pour devenir une sorte de secrétariat du Conseil.
Les conditions de la nomination de Mme von der Leyen ont fourni un autre exemple éloquent de la prééminence des Etats. Le Parlement croyait avoir imposé la règle selon laquelle c’est le vainqueur de l’élection européenne qui devenait président de la Commission, à savoir, cette fois, le conservateur allemand Manfred Weber, tête de liste du Parti populaire européen.
Un principe sans doute discutable mais conférant un semblant de légitimité démocratique à la fonction. Mais un principe aussi vite balayé par les chefs d’Etat, en 2019. Difficile, après cela, pour la Commission, de revendiquer le premier rôle. Même « selon les sujets ».