Alors que la CFDT devient le premier syndicat de France, son secrétaire général plaide pour un retour des corps intermédiaires, à l’écoute des attentes citoyennes.
Son syndicat est devenu, mardi, la première force syndicale de France, devant la CGT. Mais Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, qui plaide pour un «Grenelle du pouvoir de vivre», n’a reçu aucun coup de fil du président de la République, et ce depuis le début du mouvement des «gilets jaunes».
A l’issue des élections professionnelles dans la fonction publique, vous êtes le premier syndicat en France, public et privé confondus…
Jamais, dans l’histoire du syndicalisme en France, la CFDT n’avait été première. On a progressé dans les élections du privé, on se maintient dans la fonction publique, donc c’est une grande satisfaction. Cela n’enlève rien à ce qu’est la situation du syndicalisme et des corps intermédiaires dans le pays, donc il faut relativiser et ne pas s’emballer. Mais permettez-nous de savourer.
Qu’est-ce que cela peut changer ?
Ça impose une autre vision du syndicalisme. Les organisations sont souvent assimilées au syndicalisme contestataire qui s’oppose plus qu’il ne propose. Nos interlocuteurs doivent entendre que le syndicalisme a changé de visage. Le leadership est aujourd’hui assumé par une organisation qui construit des propositions, s’engage dans des négociations, et est capable d’acter les compromis. Si on veut faire bouger le syndicalisme, être premier est un point d’appui énorme.
Qu’avez-vous pensé de l’allocution d’Emmanuel Macron lundi ?
Il a parlé de femmes et d’hommes, dans des situations concrètes, et c’est une bonne chose. Il faut continuer dans cette voie. Il y a aussi une volonté affichée de renouer avec les discussions collectives, avec les acteurs sociaux, les associations… Et d’aller vers plus de participation citoyenne. Ce n’est plus «je vais vous expliquer ce que vous avez mal compris» mais «je vais vous écouter». Ces trois ambitions se vérifieront à l’épreuve des faits.
Dans les annonces faites, lesquelles correspondent aux revendications de la CFDT ?
Sur l’annulation de la hausse de la CSG pour davantage de retraités, ça faisait des mois qu’on disait que le seuil de 1 200 euros était inacceptable. Les heures supplémentaires défiscalisées, je pense que c’est un gros risque pour l’emploi. Ceci étant, je comprends l’avantage qu’y voient certains salariés. Quant aux 100 euros de plus pour les personnes au Smic, ce n’est pas négligeable. Pour l’individu concerné, peu importe la forme. A la CFDT, on pense que la prime d’activité est un bon mécanisme de complément de revenus. Mais ça ne répond pas à la question du partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise. Il faut réfléchir à la redistribution, à ce qui va à l’actionnaire et au salarié. Et après ? Le Président veut «un grand débat national sur notre fonctionnement collectif», qu’il veut animer lui-même. Il faut qu’il porte sur le pacte social, la transition écologique et la justice fiscale. Je suis très inquiet, j’ai le sentiment que ces sujets sont passés hors des radars.
Un mouvement social, les gilets jaunes, obtient des avancées sans les syndicats. Ça interroge ?
Les syndicats aussi obtiennent des choses tous les jours dans les entreprises ! La semaine dernière il y a eu un accord à Toyota avec 2,2 % d’augmentation de salaire. Le mouvement des gilets jaunes est l’illustration d’une fracture sociale et territoriale forte. Il est la marque d’une défiance envers le pouvoir et sa verticalité. Pas seulement adressée au Président mais à l’ensemble de ceux qui l’exercent : syndicats, institutions, administrations, médias… Emmanuel Macron a été pris en faute par son mode de gouvernance. Il y a eu une forme de négation des corps intermédiaires pendant des mois et un affaiblissement de la démocratie représentative à tous les niveaux. Et s’il y a une vertu aux gilets jaunes, c’est peut-être qu’ils ont enfin permis au gouvernement de comprendre qu’il ne va pas pouvoir faire sans les élus locaux, sans les organisations syndicales et patronales, sans les associations. On comprend la colère. On a regardé la quarantaine de revendications listées, il y a des points sur lesquels on est d’accord.
Y compris sur les réformes institutionnelles ?
Non. Je ne fais pas partie de ceux qui sont fascinés par ces gilets jaunes. Il y a des choses sous-jacentes qui me gênent, notamment dans le discours politique. Je me méfie aussi de la démocratie participative à tous crins, où l’on nie les corps intermédiaires. Il faut repenser son articulation avec la démocratie représentative, sauf à risquer le pire. On ne peut pas faire comme s’il n’y avait pas l’Italie de Salvini, la Hongrie d’Orban.
Vous avez rencontré des gilets jaunes sur le terrain ?
Moi non, mais nos équipes, oui. En Loire-Atlantique, par exemple, il y a eu une réunion avec les gilets jaunes et un partage des propositions. S’il y a des réunions, c’est qu’il y a des liens. On dit aux gilets jaunes : passez de la colère à l’engagement.
Avec ce mouvement, c’est la rue qui a payé. Qu’en dit la CFDT, le syndicat du dialogue social ?
La CFDT est plus souvent dans la rue que vous ne le pensez ! On y est avec les Ehpad, avec Carrefour, sur les questions climatiques… On y est autant que nécessaire. Les gilets jaunes, c’est un mouvement dur. S’il faut passer par ces méthodes d’action pour se faire entendre, c’est le gouvernement qui porte en germe le problème démocratique qu’on risque de vivre.
Que faut-il faire maintenant ?
Une vraie réforme fiscale, avec un impôt plus progressif et redistributif afin de renouer avec le sentiment d’acceptabilité de l’impôt. Le vrai sujet, c’est de supprimer la flat tax, ce taux unique qui fait que les revenus financiers sont taxés à 12,8 %, alors que s’ils étaient soumis à l’impôt sur le revenu, ils le seraient à 45 %. Il faut imposer davantage les revenus du patrimoine et du capital et taxer les grands héritages, y compris ceux transmis du vivant. Aujourd’hui, 50 % du patrimoine est détenu par 10 % des Français…
En fait, vous proposez une sorte d’impôt sur la fortune…
Le gouvernement ne reviendra pas sur l’ISF, il y a un blocage. Ce qui compte, c’est qu’il n’y ait pas une sécession des plus riches dans la solidarité nationale. Que ça s’appelle l’ISF ou la taxation du capital personnel, peu importe.
Cette révolution fiscale peut-elle aboutir ? A contresens, l’«exit tax», censée limiter la fuite des capitaux, vient d’être assouplie…
Cela ne va pas dans le bon sens. Par ailleurs, les mesures annoncées lundi par le chef de l’Etat ont un coût. Il ne faudrait pas qu’elles soient financées en rognant sur les politiques de cohésion sociale ou sur les services publics, et que cela se répercute sur les plus précaires, dont plus personne ne parle. Au contraire, il faut revaloriser les minima sociaux. Les gilets jaunes ont aussi exprimé un sentiment d’abandon de certains services publics. La question à poser est : qui contribue à quoi et pourquoi ? Il n’y a pas de justice sociale sans justice fiscale.
Quelle doit être la méthode ?
Il faut un «Grenelle», avec des réunions de travail pour confronter les propositions. Là aussi, peu importe le nom, du moment qu’on met les acteurs syndicaux, patronaux, associatifs autour de la table pour réfléchir à un nouveau contrat social. Il faut aussi bâtir des projets territoriaux, pour développer des systèmes de covoiturage, de transport collectif… Ça existait quand j’étais gamin, mon père, on venait le chercher au bout de la rue pour aller au chantier. Il faut que les gens décident ensemble ce qu’ils ont envie de faire dans le cadre de la transition écologique et qu’il y ait des financements. Mais pour cela il faut arrêter de penser que c’est à Paris que se prennent les bonnes décisions, que le local devrait ensuite appliquer. Tout cela en combien de temps ? Il faut commencer tout de suite, après on verra… On ne fait pas une réforme fiscale du jour au lendemain.
La CFDT plaide pour une prime transport. C’est-à-dire ?
Toutes les entreprises de plus de cent salariés devraient négocier un plan de déplacement. Cette question doit d’ailleurs s’articuler avec celle de l’organisation du travail, notamment le télétravail. Celles qui ne se sont pas dotées d’un tel plan doivent verser une prime transport à leurs salariés.
Des réformes sont en cours, comme celle de l’assurance chômage. Que prône la CFDT ?
On pense qu’un niveau d’indemnisation correct doit être maintenu pour les demandeurs d’emploi. Il faut aussi responsabiliser les employeurs sur les contrats courts. Quant à la dégressivité des allocations, c’est hors de question, ça n’a aucune efficacité. Les chômeurs ont envie de trouver du boulot ! Le chômage de longue durée est d’abord une question d’accompagnement, de formation, de mobilité. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas modifier certaines règles.
Et sur la réforme de la fonction publique, le contexte actuel va-t-il peser ?
Il va falloir écouter un peu plus les organisations syndicales et les agents. Si la logique est aussi celle de la réduction des coûts, sans regarder le sens des missions, ça ne passera pas. Les gilets jaunes disent ce que l’on dit depuis longtemps : il y a un abandon des services publics dans un certain nombre d’endroits, il faut redéfinir leur rôle et faire un moratoire sur les fermetures de sites publics ouvert au public.
Et sur les retraites ?
Pour l’instant on n’a pas la fin de l’histoire, ce sera dans un an.
Le système à points voulu par l’exécutif ne vous fait pas peur ?
C’est de la technique. Certains remuent le chiffon rouge mais les points, ce n’est pas le sujet. Ce qui est important, c’est d’améliorer le système, qui est inégalitaire. Aujourd’hui, si vous êtes une femme ou un jeune qui a galéré pour entrer sur le marché du travail, vous êtes sanctionnés. Le système fait beaucoup de perdants. On n’est pas forcément pour un système uniforme, mais universel : qu’un droit se crée dès le premier euro cotisé. Ceux qui hurlent au loup n’ont pas émis le début d’une proposition…
Dans une déclaration commune avec les autres centrales, vous vous engagez à travailler de concert. Le pari est compliqué…
On se voit sans arrêt, on s’appelle. Mais force est de constater que porter des revendications communes, c’est dur… A la CFDT, et c’est aussi cela qui nous a fait gagner la place de premier syndicat, nous n’attendons pas de savoir ce que pense la CGT pour décider ce qu’il faut faire.Laurent Joffrin , Amandine Cailhol , Gurvan Kristanadjaja