« Le résultat était attendu, il n’en provoque pas moins une onde de choc dans le paysage politique français. Avec presque 25% des suffrages exprimés, le Front national arrive nettement en tête des élections européennes en France, devançant de près de 4 points les listes de l’UMP. Créditées d’à peine 14% seulement, les listes du Parti socialiste et des Radicaux de gauche enregistrent un plus bas historique, enfonçant de quelques dixièmes le score de Michel Rocard aux européennes de 1994. Fait notable à gauche, aucune force politique ne profite de la déroute socialiste. Avec 9% des suffrages exprimés, EELV signe une contreperformance notable par rapport à 2009. Quant au Front de gauche, il reste à son étiage des précédentes européennes, dans l’incapacité de capitaliser sur l’impopularité de l’exécutif. Enfin, point de performance du côté de l’UDI-MoDem : quatrième force politique de ce scrutin en manquant de peu le seuil symbolique des 10%, l’alliance centriste n’en réalise pas moins un résultat en deçà de ses espérances, inférieur lui aussi à l’étiage traditionnel du centre. »
Comment expliquer ce niveau de record enregistré par le Front national à une élection nationale ?
Les facteurs d’explication sont multiples et relèvent notamment du contexte politique, économique et social. Celui-ci offre incontestablement un terreau particulièrement favorable aux listes FN, lesquelles se nourrissent d’une défiance verticale forte, opposant de larges pans de la population à l’élite dirigeante. Sur ce point, notre récente analyse de « La France amère » (Les Echos, 6 février 20141) apporte un éclairage intéressant.(…)
1 http://www.lesechos.fr/06/02/2014/LesEchos/21621-041-ECH_la-france-amere.htm
La forte mobilisation des électeurs frontistes
La mobilisation constitue le premier enjeu de toute élection. Peu importe de convaincre un électeur du bien fondé de ses propositions si celui-ci ne se déplace pas, le jour venu, dans son bureau de vote. L’abstention enregistre cette année un léger recul : alors que beaucoup craignaient un nouveau record, la mobilisation a donc été meilleure qu’en 2009, confirmant ainsi le rebond du potentiel de participation mesurée par CSA en fin de campagne (…)
Des cinq principaux électorats au premier tour de la présidentielle de 2012, ce sont ainsi les électeurs de Marine Le Pen qui, avec un taux de participation de 54%, se sont le mieux mobilisés dimanche, à un niveau équivalent de celui enregistré pour l’électorat de François Bayrou. A rebours des arguments parfois avancés ces dernières semaines, il apparaît ainsi évident que le contexte d’abstention élevée n’a pas pénalisé le Front national. Toutefois, le différentiel de participation avec les autres électorats, s’il est bien visible, n’en reste pas moins assez limité et ne peut expliquer à lui seul le score du Front national.
Notons au passage que ces chiffres apportent également une autre information de taille : de toute évidence, la déroute du Parti socialiste aux européennes n’est pas à rechercher du côté de l’abstention : 49% des électeurs de François Hollande le 22 avril 2012 se sont déplacés dimanche, à un niveau équivalent voire légèrement supérieur à celui observé au sein de l’électorat de Nicolas Sarkozy.
La fidélité de l’électorat de Marine Le Pen
Le facteur essentiel du plus bas historique enregistré par le PS et la déconvenue de l’UMP face au Front national réside ailleurs et plus particulièrement dans la capacité – ou pas – des uns ou des autres à s’assurer de la fidélité de leurs électeurs mobilisés dimanche. L’analyse des trajectoires électorales s’avère ainsi déterminante pour comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la construction du rapport de forces politique issu des urnes le 25 mai. Si les différentiels de mobilisation offrent un léger avantage aux listes du Front national par rapport aux autres partis en présence, c’est avant tout la capacité du FN à s’assurer de la fidélité de son électorat qui lui confère un avantage décisif, lui permettant d’obtenir le meilleur score hier soir. Ainsi, sur cent électeurs de Marine Le Pen en 2012 ayant voté aux européennes, 86% restent fidèles au Front national. En parallèle, seule la moitié de ceux de Hollande font de même en faveur du PS, et six électeurs de Nicolas Sarkozy sur dix pour l’UMP. De tels écarts, assez impressionnants, s’avèrent décisifs.
• Electeurs Mélenchon votant pour le Front de gauche : 38%
• Electeurs Hollande votant pour le PS : 50%
• Electeurs Bayrou votant pour l’UDI-MoDem : 59%
• Electeurs Sarkozy votant pour l’UMP : 60%
• Electeurs Le Pen votant pour le Front national : 86%
La porosité des électorats
Enfin, un troisième élément doit être pris en compte pour comprendre le score du Front national : la porosité des électorats. Si le différentiel de participation et les fidélités électorales d’un scrutin à l’autre permettent déjà à Marine Le Pen et à son parti de prendre un sérieux avantage face aux autres listes, ceux-ci ont aussi, incontestablement, bénéficié de l’appoint d’autres électorats, leur permettant de conforter leur assise tout en l’élargissant. Toujours parmi les votants, ce sont ainsi près d’un électeur de Jean-Luc Mélenchon ou de François Hollande sur dix ayant voté dimanche qui ont déposé un bulletin de vote FN dans l’urne. Si cette pratique est bien entendu largement minoritaire (rappelons que près d’un inscrit sur deux parmi ces électorats n’a pas voté), elle n’en est pas moins révélatrice du malaise ayant gagné une partie de la gauche. Tous comptes faits, si c’est avec l’ancien électorat de Nicolas Sarkozy que la porosité apparaît la plus forte, celle observée entre la gauche et le vote FN ne peut en aucun cas être qualifiée de marginale.
• Electeurs Bayrou ayant voté FN : 3%
• Electeurs Mélenchon ayant voté FN : 8%
• Electeurs Hollande ayant voté FN : 9%
• Electeurs Sarkozy ayant voté FN : 13%
La sociologie de l’électorat FN : les classes d’âge intermédiaires, les catégories populaires et les actifs
Au-delà des trajectoires politiques, essentielles, la sociologie de l’électorat frontiste s’avère riche d’enseignements pour comprendre les ressorts de la dynamique FN dans les urnes. Avec 25% des suffrages exprimés à l’échelle nationale, le Front national surperforme ce score dans de nombreuses catégories de population et plus particulièrement chez celles correspondant au cœur de la population en âge de travailler. Plusieurs chiffres s’avèrent à cet égard éloquents et illustrent le fossé séparant aujourd’hui des formations comme l’UMP et le PS des forces actives du pays. Le Front national arrive ainsi en tête parmi les classes d’âge d’intermédiaires : de 20% chez les 25-34 ans (lesquelles ont toutefois voté à 18% pour EELV) à 35% chez les 50-64 ans. Surtout, le FN obtient 31% des votes chez les actifs, soit plus du double des scores obtenus par le PS (14%) et l’UMP (15%). Au sein de la population active, c’est parmi les salariés (32%) et les chômeurs (37%) que le parti de Marine Le Pen obtient ses meilleurs scores. Il faut toutefois détailler les résultats selon la catégorie socioprofessionnelle pour observer au plus près les logiques sociologiques à l’œuvre : alors que le Front national est crédité de 12% de votes chez les cadres et les professions libérales (lesquels ont avant tout voté pour l’UMP, à hauteur de 22%, ce qui témoigne d’une résistance relative des CSP+ aux sirènes du FN), le score du FN s’élève à 42% chez les employés et jusqu’à 47% chez les ouvriers, laminant au passage tant l’UMP (8%) que le PS (10%).
L’analyse en composition des trois principaux électorats permet elle aussi d’illustrer ces disparités. Le PS et l’UMP présentent ainsi un électorat nettement plus âgé que celui de FN. Alors que seuls 15% des électeurs FN sont âgés de 65 ans ou plus, cette proportion s’élève à 31% chez le PS et jusqu’à 45% à l’UMP. Plus impressionnant : 74% des électeurs FN sont âgés de 35 à 64 ans, contre seulement 50% de ceux du PS et 42% de ceux de l’UMP. En toute logique, le Front national présente l’électorat le plus fréquemment composé d’actifs : 72% de ses électeurs exercent une activité ou sont au chômage, contre 57% au PS et seulement 44% à l’UMP. Enfin, l’électorat du Front national reste toujours très marqué par une surreprésentation des couches populaires : elles représentent 46% de ses électeurs contre seulement 11% à l’UMP et 22% au PS.
Les déterminants du vote FN : sanctionner l’exécutif
Comprendre le score élevé des listes frontistes aux élections européennes nécessite également de se pencher sur les motivations formulées par ses électeurs. A la différence des votants des autres listes, les électeurs frontistes ont adopté une lecture avant tout nationale du scrutin : 65% d’entre eux déclarent avoir voté en fonction d’enjeux nationaux contre 23% pour des enjeux européens. A l’inverse, les électeurs UMP et surtout socialistes déclarent s’être prononcés en premier en fonction d’enjeux européens (respectivement 49% et 64%). Derrière cette lecture nationale, il s’agissait avant tout pour les électeurs du Front national de sanctionner la politique menée par le Président de la République et le gouvernement, 69% ayant souhaité manifester leur insatisfaction à son égard. En dépit de critiques également fortes à droite sur la politique menée par le gouvernement socialiste, « seuls » 46% des électeurs UMP déclarent avoir voulu sanctionner le gouvernement. Si ainsi au final, une majorité des autres électorats déclarent que leur vote était décorrélé de tout jugement à l’égard de l’exécutif, le moteur d’une partie significative de l’électorat frontiste est avant tout contestataire. Et c’est probablement là que réside la faiblesse principale du score élevé réalisé par le parti de Marine Le Pen : la moitié de son électorat du 25 mai a décidé de voter pour manifester son opposition aux autres listes (45%) et « seuls » 51% justifient leur choix par une adhésion à la liste frontiste. Cette proportion de vote contestataire est ainsi bien plus élevée au FN que dans les autres électorats, 73% des électeurs UMP et 83% des électeurs socialistes justifient leur vote d’abord pour soutenir la liste qu’ils ont choisie. S’il est naturel qu’au regard des faibles scores de l’UMP et du Parti socialiste, leurs électeurs souhaitaient avant tout soutenir ces deux formations – les électeurs s’étant déplacé constituant leur socle le plus fidèle -, le principal défi du Front national à l’avenir résidera donc dans sa capacité à transformer ce vote contestataire en un vote d’adhésion.
Dans le détail des enjeux qui ont motivé les votants, l’électorat frontiste se caractérise par une plus grande homogénéité des motivations que les autres électorats, le thème de prédilection du Front national, l’immigration arrivant nettement en tête devant les autres enjeux proposés (41%) et constituant ainsi leur principale motivation. A l’inverse, les motivations des autres électorats sont nettement plus éclatées, les questions économiques et sociales arrivant en tête chez les électeurs socialistes (le développement d’une politique sociale de l’UE, 15% et le pouvoir d’achat, 13%) tandis que les électeurs UMP se sont prononcés en premier sur l’immigration (19%) et sur la réforme de l’espace Schengen (15%).
Captant l’essentiel de la progression euro-critique en France, puisant ses ressources dans un contexte économique et social dégradé et un ressentiment de plus en plus fort des Français à l’égard des partis de gouvernement, le Front national peut-il à nouveau créer la surprise lors des prochains scrutins, notamment les élections régionales ? La dynamique frontiste est incontestable : scrutin après scrutin, le parti de Marine Le Pen engrange de nouveaux soutiens et se constitue peu à peu ce réseau d’élus qui fait la force d’autres formations. D’aucuns pourront objecter, à raison, que les spécificités du scrutin européen invitent à une certains prudence. Nul ne pourra toutefois nier l’accumulation de signaux annonciateurs : des cantonales de 2011 aux dernières municipales en passant par la présidentielle 2012 et désormais les européennes, le Front national a régulièrement témoigné de sa capacité à homogénéiser sa présence électorale sur tout le territoire, à dépasser différents paliers que l’on pensait infranchissables. Autant de signaux rapidement et opportunément balayés sous le tapis par bon nombre d’acteurs politiques cherchant à se rassurer par la permanence du fameux « plafond de verre » handicapant incontestablement le Front national lors des scrutins à deux tours. Jusqu’à quand ?
Yves-Marie CANN, Marek KUBISTA