Jean-Claude Juncker, le 20 octobre 2013 au Luxembourg. (Photo Georges Gobet. AFP)GRAND FORMAT
L’ex-Premier ministre luxembourgeois, de droite, et le président du Parlement européen, de gauche, sont en lice pour prendre la tête de la Commission après les élections du 25 mai. Parcours croisés.
« »Jean-Claude Juncker versus Martin Schulz. Le Luxembourgeois chrétien-social vs l’Allemand social-démocrate. L’ex-Premier ministre du grand-duché vs le président du Parlement européen. Le dinosaure, qui a négocié le traité de Maastricht de 1992 et participé à tous les sommets européens entre 1995 et 2013 vs le crocodile qui a survécu à tous les mauvais coups de la vie politique communautaire depuis 1994 jusqu’à en devenir incontournable. Voilà l’affiche alléchante que proposent aux citoyens les deux plus grands partis politiques de l’Union : Juncker a été désigné, le 7 mars, tête de liste du Parti populaire européen (PPE, conservateur), et Schulz, le 1er mars, leader du Parti socialiste européen (PSE) pour les élections du 25 mai. Ils sont donc les candidats de leur parti à la présidence de la Commission européenne pour remplacer le calamiteux José Manuel Barroso.
Le choix des deux grands partis européens s’est porté sur des candidats au pedigree impeccable, qui ont la carrure pour le poste. En 2004, les chefs d’Etat et de gouvernement avaient déjà pensé à Juncker pour diriger la Commission, mais celui-ci avait décliné, laissant le champ libre à Barroso. Etonné, Jacques Chirac lui avait délicatement lancé : «Tu ne vas quand même pas rester à la tête de ta sous-préfecture !»
Polyglottes (ils parlent tous les deux allemand, français et anglais), Juncker etSchulz sont nés à moins de 200 kilomètres l’un de l’autre, dans le triangle Maastricht, Liège, Aix-la-Chapelle, pas très loin de la frontière française, le cœur d’acier de l’Europe. Le premier en 1954, le second en 1955. Ce sont des enfants de l’après-guerre, et les souvenirs du monstrueux conflit motivent leur engagement européen. Il ne faut pas discuter longtemps avec Schulz pour qu’il évoque la Seconde Guerre mondiale, dont il connaît les moindres péripéties, récit qu’il entremêle de souvenirs, sa famille ayant combattu et payé le prix du sang. Pour les deux hommes, l’Europe échappe au rationnel, «elle est dans le cœur, dans le ventre, dans les tripes», comme le dit Juncker.
UNE FORMATION DE LIBRAIRE
Ils sont tous deux issus d’un milieu social modeste : père métallurgiste et militant syndical (la LCGB, le syndicat chrétien) pour Juncker, père maréchal-ferrant pour Schulz. Mais si le premier fait des études supérieures (à la faculté de droit de Strasbourg), le second ne terminera pas le lycée et optera pour une formation de libraire : après plusieurs jobs, il ouvrira une librairie, à 27 ans, à Würselen, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Les deux hommes ont aussi en commun l’engagement politique : le Luxembourgeois adhère au CSV, le Parti chrétien-social, dans les traces de son père ; l’Allemand, lui, aux Jeunesses socialistes, dans les pas d’une «mère très à gauche».
Juncker franchit les étapes vers le pouvoir à grandes enjambées. En 1982, à 28 ans, il se retrouve propulsé au poste de secrétaire d’Etat au Travail et à la Sécurité sociale, puis ministre des Finances en 1989. A ce titre, il est l’un des négociateurs du traité de Maastricht. C’est là qu’il donnera la mesure de son talent et de sa connaissance intime de l’Allemagne et de la France, en proposant des compromis qui satisferont les deux rives du Rhin : «Je sais des choses sur l’Allemagne que les Français n’apprendront jamais et réciproquement. Nous, les Luxembourgeois, nous connaissons mieux ces deux peuples qu’ils ne se connaissent eux-mêmes.» A partir de 1995, cette fois comme Premier ministre du Luxembourg, il mettra son art de la négociation au service des «chefs», à une époque où Jacques Chirac et Helmut Kohl sont souvent au bord de la rupture, notamment lors des tractations autour du Pacte de stabilité. Dès 2004, il ajoutera une corde à son arc en présidant l’Eurogroupe, l’enceinte où siègent les ministres des Finances de la zone euro. Juncker ne quittera plus, pendant dix-huit ans, le cercle des grands, devenant même au début du XXIe siècle le doyen du Conseil européen. De quoi le renforcer dans sa conviction qu’il est trop grand pour un trop petit pays.
Schulz, lui, emprunte la voie lente vers le sommet. Conseiller municipal de sa bonne ville de Würselen en 1984, maire en 1987, il se présente, en vain, aux élections européennes en 1989. Il est finalement élu en 1994 et apprend à naviguer dans l’univers impitoyable de la seule institution communautaire qui émane du suffrage universel. Il accepte un poste que personne ne voulait, celui de coordonnateur du groupe socialiste aux droits de l’homme, idéal pour entamer son ascension. En 1999, il entre au bureau du SPD (sociaux-démocrates), où il est nommé chef de campagne pour les élections européennes. En 2003, lors d’une séance parlementaire mémorable, il réussit à pousser à la faute Silvio Berlusconi, qui préside alors le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement. Agacé par la virulence de Schulz qui s’en prend à sa probité, le président du Conseil italien lance : «Monsieur Schulz, je sais qu’en Italie il y a un producteur qui est en train de monter un film sur les camps de concentration nazis : je vous proposerai pour le rôle de kapo. Vous êtes parfait !» C’est le tollé, et la gloire pour Schulz.
En 2004, il devient patron du groupe socialiste, alors que ce poste aurait dû revenir au PS français, qui a envoyé la plus grosse délégation nationale au Parlement. Mais, divisés entre pro et antieuropéens, ils n’ont pu s’accorder sur un nom, et Schulz en a profité. En 2009, réélu à la présidence du groupe, il est l’architecte d’une alliance avec le PPE et les libéraux, à la consternation des socialistes français et des autres partis de gauche. Le but de la manœuvre est transparent : à mi-mandat, en janvier 2012, il devient président du Parlement européen, ce qui lui permet de prétendre succéder à Barroso.
UNE FOUGUE LATINE
Schulz a montré durant ses vingt ans passés au Parlement qu’il avait des convictions et qu’il savait les défendre avec une fougue toute latine. Notamment lorsqu’il s’agit de combattre l’extrême droite et l’europhobie. Ce qui lui vaudra cette saillie de Jean-Marie Le Pen en 2009 : «Monsieur Schulz est un monsieur qui a la tête de Lénine et parle comme Hitler.» Mais le socialiste allemand est aussi un«pragmatique», comme il le revendique. Schulz est capable de colères homériques, mais il sait redescendre du cocotier, afin de trouver des accommodements, grands et petits. Ce qui lui vaut régulièrement des accusations de «compromissions»,notamment de la part des Verts, de la gauche radicale et des socialistes français.
Juncker sait aussi dire les choses qui déplaisent, avec force imparfaits du subjonctif, sans s’emporter : «Je ne l’ai jamais vu s’énerver ou sortir de ses gonds, il est toujours maître de lui», témoigne le ministre français des Finances, Pierre Moscovici, qui le connaît bien. Mais il a l’échine tout aussi souple que Schulz, il l’a montré lors de la crise de la zone euro : lui, pourtant si soucieux de social, a avalisé sans états d’âme apparents, comme président de l’Eurogroupe, tous les plans d’austérité. Mais, aujourd’hui qu’il est en retrait, il dénonce le traitement réservé aux Grecs : «On est en train d’ajouter le désespoir au malheur et le malheur au désespoir.» Un peu tard… Il traîne un autre boulet que la gauche lui rappelle à plaisir, celui de sa défense acharnée de la place financière luxembourgeoise : secret bancaire (auquel le nouveau gouvernement est en train de renoncer) et concurrence fiscale. Autant dire qu’il n’a guère appliqué la solidarité qu’il prêchait pour les autres. Schulz, dans son rôle d’opposant, n’a pas, et c’est un sacré avantage, à assumer de bilan : en social-démocrate, il a toujours dénoncé la thérapie de choc infligée aux pays en crise.
Si le président du Parlement européen a connu une ascension lente, mais continue, la carrière météorique de Juncker a subi un coup d’arrêt brutal avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, en 2007. Pour le nouveau chef de l’Etat français, Juncker, c’est l’héritage du passé, la vieille Europe communautaire qu’il se fait fort de réorienter au profit des Etats. En outre, il reproche au Luxembourgeois son étrange atonie au début de la crise financière : de fait, celui-ci, à l’image d’Angela Merkel, pense que l’Europe échappera au tsunami des subprimes et qu’il suffit d’attendre, alors que le président français veut prendre les devants. La rupture sera profonde : un dîner de réconciliation, organisé à l’Elysée fin décembre 2008, ne donnera rien. Ce qui coûtera à Juncker, fin 2009, le poste de président du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement qu’il guignait.
GROS FUMEUR, GROS BUVEUR
Au-delà des divergences politiques, Sarkozy, qui ne fume pas, ne boit pas et n’aime pas manger, n’a jamais dissimulé la répulsion presque physique que lui inspirait Juncker, gros fumeur, gros buveur et pas sportif pour un sou. «Juncker avait créé un espace fumeur personnel au Conseil européen et à l’Eurogroupe : c’est le seul qui osait fumer en salle», se rappelle un diplomate. «L’espace fumeur commence ici», indiquait-il en traçant un cercle autour de lui. De nombreuses rumeurs sur son alcoolisme ont circulé, et, de fait, Juncker est un gros buveur : «Régulièrement, il se fait apporter du jus de pomme, enfin du jus de pomme fortement alcoolisé»,raconte ce même diplomate. «Mais je ne l’ai jamais vu ivre, il est de constitution robuste. Ça le ralentit un peu, mais il fonctionne comme ça.» Sarkozy, en revanche, n’aurait eu aucun problème avec Schulz qui, après avoir abusé de la cigarette et de la bouteille, a arrêté ces addictions il y a trente ans.
Juncker ne se remettra jamais vraiment de cette rupture avec Paris. La crise de la zone euro et les longues heures nocturnes passées à Bruxelles à essayer de garder Berlin à bord de la monnaie unique ont achevé d’ébranler son optimisme européen. En 2012, il apparaît usé et vieilli, voire aigri. Lorsqu’il perd le pouvoir, à l’automne, tous les autres partis luxembourgeois se liguant contre lui, personne n’est étonné. La page semble se tourner. C’est dire si son retour dans la course à la présidence de la Commission est une surprise. D’autant qu’il n’a jamais voulu de ce poste qu’il a toujours jugé «trop fatigant». Selon plusieurs sources concordantes, il ne viserait d’ailleurs pas la tête de la Commission, mais la présidence du Conseil européen, comme en 2009. Certes, il a dû jurer le contraire lors de sa désignation, mais, en politique, on sait ce que valent les promesses…
Pourquoi une telle manœuvre ? Pour faire plaisir à la chancelière allemande, qui ne veut pas se voir imposer un président de la Commission par le Parlement. Son idée serait de nommer Juncker, au lendemain des élections du 25 mai, président du… Conseil européen et, constatant que le PPE n’a plus de candidat, de désigner une tierce personnalité. Mais un tel coup de Jarnac ne pourra pas fonctionner si Schulz gagne les élections. Pour bétonner sa position, celui-ci est d’ores et déjà en train de négocier avec les autres candidats, Guy Verhofstadt pour les libéraux, José Bové pour les Verts et Aléxis Tsípras pour la gauche radicale (qui n’ont aucune chance), afin de former une majorité et de s’imposer face aux Etats. Presque «à l’insu de leur plein gré», ces deux fédéralistes, que peu de chose séparent sur le plan politique, en arrivent à incarner des visions opposées de l’Europe : celle de Juncker, aux mains des Etats ; celle de Schulz, représentant les peuples. »
Jean QUATREMER – Libération