Les Islandais, les Brésiliens ou les Sud-Coréens hier, les Roumains aujourd’hui, ont des raisons de se révolter. A leur manière, les électeurs français et américains ne disent pas autre chose. Il n’y a pas de petite ou de grande corruption : la corruption, c’est le vol. C’est le message adressé par les centaines de milliers de Roumains qui sont descendus dans la rue cette semaine. Ils ne décolèrent pas depuis que leur gouvernement a décidé d’abaisser à 44 000 euros le montant à partir duquel la corruption devient punissable d’une peine de prison. Au-dessous, c’est moins grave.
Cela tombe bien, justement, le chef du Parti social-démocrate au pouvoir (PSD), Liviu Dragnea, est poursuivi pour une affaire d’emplois fictifs qui ne lui a rapporté « que » 24 000 euros. Une bagatelle. Les geôles, très peu pour lui.
La ficelle est énorme, mais ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne passe plus. La corruption a la vie dure : sortez-la par la porte, elle revient par la fenêtre, comme en Roumanie.
En ouvrant les frontières et en favorisant la circulation des capitaux, la mondialisation lui a offert de nouveaux horizons. Délocalisée, relocalisée, offshore ou onshore, nationale ou multinationale, elle sait identifier les modèles innovants.
Révoltes citoyennes
La mondialisation, heureusement, n’a pas que des défauts : elle a aussi ouvert les horizons des classes moyennes de tous les pays. Plus nombreuses et plus puissantes, elles ont compris que ce vol organisé par les dépositaires du pouvoir non seulement soustrait des revenus aux gens honnêtes et à l’économie mais, par son mode de fonctionnement, mine la démocratie et la confiance politique.
D’où les révoltes citoyennes massives qui éclatent régulièrement, hier au Brésil, avant-hier dans le monde arabe, aujourd’hui en Roumanie ou en Corée du Sud.
La lutte contre la corruption peut avoir des effets pervers, surtout lorsque la « révolte » vient d’en haut. En Chine, où les masses n’ont pas forcément la possibilité de s’exprimer dans la rue à moins d’y être invitées, la lutte contre la corruption, déclenchée à une échelle sans précédent par le président Xi Jinping, lui a servi de levier pour renforcer son pouvoir personnel sur le Parti communiste (PCC) et l’appareil d’Etat.
En Russie, elle est utilisée à l’occasion comme outil de répression à l’égard des gêneurs ou des rivaux potentiels. En Ukraine, les jeunes réformateurs s’épuisent à la combattre face à un système qui résiste beaucoup mieux sur ce terrain-là qu’il n’a résisté à la révolte des masses du Maïdan.
Relire les « Panama papers »
Si vous pensez que la corruption est un mal propre aux pays émergents ou en développement, détrompez-vous. Relisez les « Panama papers », qui ont coûté son poste au premier ministre islandais. Allez faire un tour sur le site de l’ONG Transparency International, dont le dernier index annuel sur la perception de la corruption par pays, publié le 25 janvier pour l’année 2016, montre que, dans le monde développé, hormis les toujours exemplaires Danemark et Nouvelle-Zélande, beaucoup de progrès restent à faire.
La France n’est que 23e sur 176 : le « Penelopegate », dernier avatar du thème trop familier des emplois fictifs, sorte de feuille de vigne qui permet d’éviter le gros mot de « corruption », est en train d’y faire dérailler la campagne électorale présidentielle et la présidente du Front national, Marine Le Pen, se fait épingler par le Parlement européen. Les Etats-Unis occupent péniblement la 18e place.
Signe des temps cette année, les chercheurs de Transparency International se sont penchés sur les liens entre populisme, malaise socio-économique et lutte anticorruption. Ils se situent dans l’ère Trump, celle d’un président des Etats-Unis élu après avoir fait campagne contre les « élites corrompues » pour battre son adversaire « Hillary la pourrie ». Dans son discours d’investiture, le nouveau président a promis de placer « les intérêts des citoyens au-dessus des puissants intérêts particuliers de Washington ».
Donald Trump a fait mouche : la crise financière est passée par là. Aux Etats-Unis, les classes moyennes ne sont pas descendues dans la rue, elles ont simplement fait usage du bulletin de vote pour s’insurger. Faut-il donc s’attendre à un grand coup de balai contre les lobbies de tout poil, à une version yankee du « lava jato »brésilien (« lavage express ») qui a essoré tant de politiques, finissant par entraîner la chute de la présidente Dilma Rousseff elle-même ?
Mouvement dévastateur
Si l’on en croit l’étude de Transparency International, inutile de retenir son souffle. Le bilan des dirigeants populistes en matière de lutte contre la corruption est « désastreux » : « Ils se servent du message sur la corruption facteur d’inégalités pour amasser du soutien, mais n’ont nullement l’intention de s’y attaquer sérieusement. »
Les premières mesures prises par le président Trump tendent à confirmer cette analyse. Il n’a fait aucune concession sur ses avoirs personnels, n’a jamais rendu publique sa situation fiscale, a refusé de se séparer de ses biens commerciaux, se contentant d’en confier la gestion à ses fils. A la Maison Blanche, il travaille avec sa fille et son gendre. Le Congrès des Etats-Unis est, lui, en train d’abroger un texte, la loi Cardin-Lugar, qui contraignait les compagnies pétrolières à déclarer les paiements et avantages qu’elles versaient aux gouvernements étrangers en échange du droit d’extraire leurs ressources naturelles.
Sur les questions d’éthique, les classes moyennes américaine et française ne sont pas fondamentalement différentes des classes moyennes roumaine ou islandaise. Un jour ou l’autre, elles constateront aussi que la corruption, c’est le vol.
Que ce qui n’est pas forcément illégal, comme cette étrange habitude d’employer les membres de sa famille dans ce qui est tout sauf une entreprise familiale, n’est pas bien. Que ceux qui promettaient de les protéger les ont trompées. Et à leur tour, pour n’avoir pas pris la mesure de la défiance qu’ils ont ainsi créée au sein de l’électorat, leurs dirigeants seront la cible de ce mouvement dévastateur, le « dégagisme ».
Par Sylvie Kauffmann
P.S : depuis le gouvernement roumain à retiré son projet sur la pression populaire…